Paul Ariès, Jocelyne Porcher et Frédéric Denhez nous proposent aujourd’hui dans l’édition abonné du monde une tribune pour une « journée mondiale de l’élevage paysan ».
Voilà ce que l’on nous propose en guise d’avant-propos:
Le politiste Paul Ariès, le journaliste scientifique Frédéric Denhez et la sociologue Jocelyne Porcher dénoncent dans une tribune au « Monde » le mépris de classe de celles et ceux qui sont obsédés par l’antiviande. Ils proposent une série de mesures en faveur d’un élevage de qualité.
Ca promet! Plongeons nous donc dans cette tribune pour voir ce qu’il en est.
On commence d’emblée par une tentative de décrédibilisation des opposants: « lobbies », « prétextes idéologiques qui se cachent mal ». En somme, ça commence mal! Tellement mal qu’on enchaine tout de suite sur un sophisme par association doublé d’un appel au ridicule:
Cette exigence est même relayée par le forum économique de Davos : déclarer la nécessité de réduire sa consommation de viande pour sauver le climat quand on sort de son jet privé, c’est assez baroque !
Davos c’est bien sympa mais quel peut bien être le rapport avec les végans qui militent au quotidien ou les signataires de la tribune du Lundi Vert? M’aurait-on caché que j’avais le droit à un jet privé gratuit?! Malheureusement, non. Il n’y a juste aucun rapport.
Passé cette introduction tonitruante, les auteurs nous expliquent qu’ils luttent depuis des années pour une réduction drastique de la consommation de produits animaux industriels (et UNIQUEMENT industriels) pour 3 raisons:
– le respect des animaux
– la santé, humaine comme animale
– le climat
Décortiquons.
« Respect » de l’animal et santé
Concernant le premier point, je ne passerai pas par 4 chemins: élever un animal dans le but de le manger alors que cela n’est pas nécessaire, ce n’est PAS le respecter. C’est le mettre moralement au même niveau que les 5 min de plaisir gustatif que vous apporte un steak. C’est nier sa valeur inhérente. Ce « respect », ce n’est rien de plus qu’une comptine que l’on se raconte pour se déculpabiliser.
Pour ce qui est de la santé, je ne vais pas m’attarder sur le côté animal: dire que l’animal est en meilleure santé dans un système extensif qu’intensif, ça ne me choque pas. En revanche, en ce qui concerne la santé humaine, quelles sont les sources sur lesquelles se base cette affirmation? L’idée qu’un produit d’élevage intensif est plus nocif que celui d’un élevage extensif est certes assez commune, mais y-a-t-il des études pour la soutenir? C’est tout à fait possible, mais cette tribune n’en évoque aucune. Je suis donc dubitatif.
Rappelons tout de même qu’il y a un autre moyen de favoriser la santé humaine: manger moins de viande. Les études associant consommation de viande (notamment rouge et transformée) à une augmentation de la mortalité par cancer (CIRC ou encore ici), diabète (ici), maladies cardiovasculaires (ici, seulement pour les viandes transformées) ou tout autre cause (là) ne manquent pas. On peut aussi citer la première ligne directrice du nouveau guide alimentaire canadien, tout juste révisé:
Les aliments de haute valeur nutritive sont les fondements de la saine alimentation.
- II faudrait consommer régulièrement des légumes, des fruits, des grains entiers et des aliments protéinés. Parmi les aliments protéinés, ceux d’origine végétale devraient être consommés plus souvent.
- Parmi les aliments protéinés, on compte les légumineuses, les noix, les graines, le tofu, les boissons de soya enrichies, le poisson, les crustacés, les œufs, la volaille, les viandes rouges maigres (y compris le gibier), le lait plus faible en matières grasses, les yogourts plus faibles en matières grasses, le kéfir plus faible en matières grasses, ainsi que les fromages plus faibles en matières grasses et sodium.
- Les aliments qui contiennent surtout des lipides insaturés devraient remplacer les aliments qui contiennent surtout des lipides saturés.
- L’eau devrait être la boisson de premier choix.
L’élevage paysan comme sauveur du climat
Pour ce qui est du réchauffement climatique, c’est non, non et encore NON. Le problème est loin, mais alors TRES loin d’être aussi simple que de dire « le problème c’est l’intensif. »
A titre d’exemple l’institut de l’élevage attribue dans l’infographie ci-dessous au seul élevage bovin, pourtant le moins industrialisé en France, plus de 60% des émissions agricoles. 55% de ces émissions sont attribuables à la fermentation entérique, c’est-à-dire directement au métabolisme des animaux en question. Même après prise en compte du fameux effet de stockage des prairies, on reste à plus de 50%.
Mais de manière générale, la question est TRES complexe et fait intervenir de nombreuses variables. Voilà par exemple une étude qui montre bien la complexité du sujet.
Dès lors, prétendre que l’élevage paysan serait meilleur pour le climat est au mieux discutable, au pire faux (ceci dit, il est à mon avis clairement meilleur sur le plan des pollutions locales mais c’est un autre sujet).
Dans un contexte où la FAO anticipe une augmentation d’environ 75% de la demande mondiale de viande alors que l’élevage représente déjà 14,5% de nos émissions de GES, il semble clair que notre consommation actuelle de produits d’origine animale n’est pas soutenable. Et il semble aussi douteux qu’une telle offre puisse être assuré par le seul élevage paysan.
Sur ce point cette tribune me semble d’ailleurs extrêmement problématique: plutôt que d’inciter à réduire la consommation de produits issus de l’élevage industriel, elle me semble simplement inciter à les remplacer par des produits « paysans »: aucune réduction de consommation en vue. Plutôt que de nous inciter à réduire nos émissions de GES, cette tribune nous invite à ne rien changer.
Il nous fallait bien un faux dilemme
On nous propose ensuite un grand classique: le faux dilemme.
La vraie alternative n’est pas entre protéines animales et végétales mais entre production industrielle de viandes et de céréales d’un côté et défense d’une agriculture paysanne et d’un élevage paysan d’un autre côté.
Comme on peut le supposer, si le dilemme est faux c’est qu’il y a d’autres possibilités: qu’est-ce qui nous empêche de défendre l’arrêt de l’exploitation animale tout en soutenant une agriculture paysanne? Ou au moins en s’opposant à la monoculture industrielle actuelle? Mais non, on vous le dit: il n’y a que deux option. Ca tombe bien, on parle de manichéisme un peu plus loin…
Puisque ne nous offrir qu’un seul faux dilemme serait légèrement mesquin, on enchaine directement sur 2 autres morceaux de choix:
Remplacer des viandes, des fromages, du lait issus de l’élevage paysan par des céréales produites industriellement ne serait en rien un progrès. Remplacer des viandes, des fromages, du lait issus de l’élevage paysan par des produits de l’agriculture cellulaire (fausses viandes réalisées à partir de cellules souches par exemple) serait catastrophique.
Dans les deux cas, on oublie allègrement que la majeure partie des produits animaux ne sont PAS « paysans ». Il y aurait donc bien un progrès, même si l’on acceptait leurs hypothèses discutables.
Et pour ce qui est de l’ag-cell supposément catastrophique… bah, comment dire? Un argument? Non? Rien? Même pas un petit? Bon bah d’accord dans ce cas je vais me contenter d’ignorer tout cela. Je n’y connais de toute façon pas grand chose sur le sujet.
Bon en fait, l’ag-cell sert juste de chiffon rouge ici: beaucoup de gens y sont opposés par principe (c’est pas « naturel » vous comprenez!), donc ça fait pas de mal de l’agiter un petit coup.
Mais pourquoi donc un monde « sans animaux de ferme »?
On nous demande maintenant en quoi passer d’un monde avec animaux de ferme à un monde sans serait préférable? Tout de suite la réponse qui me vient à l’esprit, c’est que ça permettrait d’éviter ça:
ATTENTION: images violentes
Ici, c’est des chevaux de course. Mais c’est pareil pour les autres animaux. Si j’ai choisi cette vidéo, c’est parce que pour une fois, aucune infraction n’est à relever dans cet abattoir: tout est dans les règles. Ce qu’on voit là, c’est des animaux « bien abattus ».
Donc pour répondre aux auteurs de la tribune: si vous n’aviez ne serait-ce qu’une once du fameux « respect » que vous invoquez pour les animaux que vous dévorez, cette question ne vous serait même pas venue à l’esprit.
Et bien sûr, sur ce sujet je suis obligé d’évoquer Zoopolis. Non, on ne demande pas un monde sans animaux. Ce qu’on demande, c’est de reconsidérer nos relations avec eux. Je ne vais pas me lancer dans une grande explication. Si cela vous intéresse, je ne peux que vous conseiller de lire le livre.
Et si la perspective de lire un livre de 400 pages ne vous enchante pas, je ne peux que vous conseiller de vos procurer le 4e tome des aventures d’Insolente Veggie par l’excellente Rosa.B, « Ils sont parmi nous »: vous y trouverez un excellent résumé en seulement quelques pages!
Capitalisme, manichéisme et homme de paille
On nous explique ensuite que les maux de ce monde ne résultent pas uniquement d’un régime alimentaire mais avant tout du capitalisme. Alors bien sûr, il y a de très bonnes raisons de critiquer le capitalisme côté impact écologique. Mais cela n’enlève rien au fait qu’un régime carné (et pas qu’un peu!) a intrinsèquement un impact environnemental plus important qu’un régime végétalien, végétarien ou peu carné. Les études en ce sens ne manquent pas. Par exemple ici.
Là en fait, les auteurs essaient purement et simplement de faire diversion. Et quoi de plus efficace qu’invoquer le capitalisme, dont la dénonciation est de plus en plus répandue, pour le faire?
On nous explique ensuite que revendiquer un monde uniquement végétal relèverait d’un « manichéisme bien commode ». Dire ça après avoir essayé de pointer comme seul et unique coupable le capitalisme, il fallait oser! Douce ironie. Mais passons.
On nous lance ensuite l’interrogation suivante:
Qui peut croire qu’en ne mangeant plus de produits animaux tous les problèmes de l’agriculture, du climat et de la nutrition seraient réglés ?
Ca, c’est un homme de paille: le véganisme n’est PAS la solution magique qui réglera tous nos problèmes. Personne (en tout cas d’un tant soit peu sensé…) ne le prétend. En revanche, c’est un bon premier pas.
L’abolitionnisme, vous connaissez?
On enchaine en nous expliquant que ça ne réglerait pas non plus le problème de la souffrance animale « liée à l’agriculture industrielle ». Là, on a 2 problèmes.
Le premier, c’est qu’on prétend ici que l’élevage paysan ne causerait aucune souffrance à l’animal, ce qui est faux: mutilations à vif (écornage, castration…), séparation vache/veau, et autres joyeusetés y existent aussi.
Le second, c’est que cette phrase trahit une incompréhension totale de la position abolitionniste (elle n’est pas citée, mais c’est bien elle qui réclamerait un monde « sans » animaux): l’abolitionnisme ne se contente pas de questionner la souffrance qu’endure les animaux. Ca, c’est le welfarisme.
L’abolitionnisme questionne le principe même de l’exploitation, en ce qu’elle contribue à réduire des êtres sentients à l’état de ressources et à s’arroger (entre autres) le droit de vie ou de mort sur eux. La question est: de quel droit? En quoi les animaux nous sont-ils inférieurs au point que l’on puisse les considérer à notre entière disposition, idée qui nous parait absolument abjecte dès lors qu’on l’applique à n’importe quel humain?
Vous prendrez bien une petite louche de complotisme?
On nous explique ensuite que la focalisation des médias sur le « sans-viande » servirait à masquer l’absence de réflexion du gouvernement sur notre modèle agricole. Alors autant je suis plutôt d’accord sur le constat de fin de phrase, autant on semble verser ici dans le complotisme de bas niveau en suggérant à demi-mot que les médias seraient à la botte du gouvernement. Sinon, autre solution: les médias en parlent car le sujet a été mis sur la table à la fois par les militants (merci L214!) et par les scientifiques.
Et bien sûr on nous couronne tout ça en essayant de récupérer (une fois n’est pas coutume…) les gilets jaunes pour défendre cette position: il parait que nous les accuserions de mal manger, et que nous ferions donc preuve ici de mépris de classe. Le seul mépris de classe que je vois ici consiste à instrumentaliser éhontément ce mouvement, tout en assénant qu’il faudrait payer sa viande plus cher (oui oui l’industrialisation l’air de rien, ça permet de baisser les prix!) sous peine de détruire la planète. L’alternative végétale a au moins l’avantage d’être moins chère.
Un récit nauséabond
Je fais l’impasse sur les mesures qu’on nous propose et je passe directement au fameux mot d’ordre « naître, vivre et mourir à la ferme ». A mon avis, une petite modification s’impose: « naître, vivre et être tué à la ferme » collerait mieux. L’animal ne meurt pas tout seul.
Mais surtout, j’aimerais revenir sur cette phrase:
Il faut écrire un nouveau récit de l’alimentation dans lequel l’animal est autant respecté que les humains qui l’élèvent et le mangent.
Dois-je en déduire qu’il serait possible de faire preuve de respect envers un être humain tout en le tuant pour servir nos propres intérêts? Dans ce cas, les auteurs peuvent se garder leur respect, je m’en passerai bien volontiers.
Cette invocation constante du « respect », ça en devient obscène. Vous ne faites preuve d’AUCUN respect. Parler de respect dans ce contexte, c’est d’un cynisme sans nom. A en gerber.
Conclusion
Je ne disserterai pas des heures pour conclure: vouloir promouvoir l’élevage paysan, on peut considérer que c’est une intention louable. Mais ce n’est pas ce que fait cette tribune. On ne nous apporte ici AUCUN argument en faveur de cette pratique.
En revanche, des « arguments » contre le véganisme, on n’en manque pas. Et cela trahit la réelle nature de cette tribune, à ranger dans la droite lignée de la fameuse « Pourquoi les végans ont tout faux » ou de la non moins grandiose « J’accuse les végans de mentir sciemment ».
Au moins, ces deux là avaient l’honnêteté d’annoncer leur contenu dès le titre.
Merci pour ce billet, qui va à l’essentiel !
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Chouette réponse, bravo 🙂
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Bravo pour cette réponse.
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Bravo pour votre billet.
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Clair et net !
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Merci Nicolas pour cette critique intéressante.
Peux-tu expliciter ton petit calcul :
« Même après prise en compte du fameux effet de stockage des prairies, on reste à plus de 50%. » ?
Merci d’avance !
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Salut Jonathan !
Le calcul est le suivant : les 30 % des émissions de l’élevage séquestrés représentent environ 18 % des émissions agricoles totales (0,3 x 0,6 = 0,18).
Pour calculer la part de l’élevage avec séquestration, je retranche ces 18 % à la fois des émissions de l’élevage et des émissions agricoles : si elles ne sont plus prises en compte pour l’élevage, elles ne doivent pas l’être pour le total des émissions agricoles non plus.
J’obtiens donc la part de l’élevage par ce calcul : (0,6 – 0,18)/(1-0,18).
Ce qui donne donc 51 % des émissions totales.
J’espère que c’est plus clair pour toi 🙂
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