Aujourd’hui, on s’intéresse à la question de la sacralité de la vie, et plus généralement au problème de la signifiance morale de la mort. J’ai déjà expliqué dans Pensées antispécistes #1.2 pourquoi Singer considérait la question de la mort beaucoup plus complexe que celle de la souffrance, sans pour autant expliquer en quoi la mise à mort pouvait être considérée immorale.
On entame donc la réflexion sur ce sujet en s’intéressant à une idée courante: celle que la vie est sacrée. Pour simplifier la réflexion, on va ici dissocier la mort de toutes les souffrances qui pourraient l’accompagner. L’hypothèse est donc que la mort est instantanée et sans douleur.
Ce billet est basé sur les propos que Singer tient dans la 3e édition de « Practical Ethics » [1] et ne reflètera donc pas toute position différente qu’il ait pu tenir dans d’autres ouvrages. Les traductions de l’anglais au français sont faites par mes soins.
La sacralité de la vie, position spéciste?
Dire que la vie est sacrée semble à l’évidence impliquer qu’il y a quelque chose de particulièrement mauvais à tuer. Mais cette considération s’applique t’elle réellement à toute vie? Etant donné le nombre d’animaux mis à mort chaque année (i), il semble assez évident que non. Dans la grande majorité des cas, c’est en fait toute vie humaine qui est considérée sacrée.
Cette idée attribue donc un statut tout particulier à la vie humaine, dont la valeur est jugée entièrement distincte de celle de tout autre être vivant. Ainsi énoncée, il est évident que cette idée est très influente dans nos sociétés. Mais, comme discuté dans Pensées antispécistes #1.2, le terme « humain » peut désigner deux idées distinctes: soit simplement un être appartenant à l’espèce Homo Sapiens, soit un être doué de certaines capacités remarquables, concept que l’on a résumé dans l’idée de personne. Pour rappel le concept de personne se rapporte à un être rationnel et conscient de soi en tant qu’entité distincte douée d’un passé et d’un futur. Mais sur lequel de ces deux sens porte donc cette idée de sacralité de la vie?
S’il s’agit du premier, alors il est évident que cette idée est résolument spéciste: elle se base explicitement sur l’appartenance à une espèce. Comme expliqué dans Pensées antispécistes #1.1, une telle idée serait alors indéfendable sur le plan éthique car elle représenterait une discrimination arbitraire. Et c’est bien sous cette forme que cette idée est la plus fréquente: preuve en est l’obstination de nombreuses personnes à s’opposer à la mise à mort d’êtres humains ne possédant pas ou plus les caractéristiques d’une personne, sans pour autant s’émouvoir le moins du monde de la mise à mort d’un animal.
Cette idée étant écartée, entrons dans le vif du sujet et intéressons nous à sa version plus intéressante: la sacralité de la vie d’une personne. Y a t’il une raison de considérer qu’il est particulièrement mauvais – plus que dans le cas d’un être seulement sentient – de tuer une personne?
La frustration des désirs
J’ai déjà exposé dans Pensées antispécistes #1.2 la raison la plus immédiate de considérer qu’il y a quelque chose de particulièrement mauvais à tuer une personne. Elle est liée à la définition même de ce concept et, pour rappel, Singer nous l’expose ainsi:
Un être doué de conscience de soi est conscient de lui-même en tant qu’entité distincte, avec un passé et un futur. Un être conscient de lui-même de cette façon est capable d’avoir des désirs au sujet de son propre futur. Un étudiant pourrait avoir hâte d’obtenir son diplôme; un enfant pourrait vouloir aller à une fête d’anniversaire; un professeur de philosophie pourrait espérer écrire un livre critiquant quelque croyance éthique couramment acceptée. Prendre la vie de n’importe laquelle de ces personnes, sans leur consentement, c’est contrecarrer leurs désirs pour le futur.
D’après cet argument, la mise à mort d’une personne serait donc mauvaise car elle la prive de l’accomplissement de ses désirs et projets d’avenir. Mais cela est-il vraiment si évident que cela? Après tout, une fois mort nous sommes dans l’incapacité de ressentir la frustration que nous causerait autrement cette privation. Ces désirs disparaissent en même temps que nous. Doit on en conclure qu’il n’y a donc rien de particulièrement mauvais à tuer une personne, et que cette doctrine de la sacralité de la vie serait donc erronée quelque soit la façon dont on la comprend? C’est avec cette question que tout se complique, car la réponse dépend de la position éthique que l’on adopte. Il faut donc que je commence par vous expliquer ces différentes positions.
Quelques définitions
En philosophie éthique, on oppose souvent deux grand courants: le déontologisme et le conséquentialisme (ii). Commençons par définir le second. Etant donné que je suis un peu fainéant, voyons ce que Wikipédia nous dit à ce sujet:
Le conséquentialisme fait partie des éthiques téléologiques et constitue l’ensemble des théories morales qui soutiennent que ce sont les conséquences d’une action donnée qui doivent constituer la base de tout jugement moral de ladite action. Ainsi, d’un point de vue conséquentialiste, une action moralement juste est une action dont les conséquences sont bonnes. Plus formellement, le conséquentialisme est le point de vue moral qui prend les conséquences pour seul critère normatif.
Bon, ça commence avec des grands mots un peu effrayants mais c’est surtout la dernière phrase qui m’intéresse: « Plus formellement, le conséquentialisme est le point de vue moral qui prend les conséquences pour seul critère normatif ». Autrement dit, une théorie conséquentialiste est une théorie qui juge du bien fondé d’une action sur la seule base de ses conséquences.
A l’inverse le déontologisme considère qu’une action doit être jugée en fonction de sa conformité avec des règles pré-établies, qui découlent en général d’au moins un principe plus large. L’exemple le plus connu d’un tel principe est sûrement l’impératif catégorique Kantien, dont l’une des formulations la plus courante est « agis seulement d’après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle ». Ici ce sont les motivations, plus que les conséquences, qui déterminent la moralité d’une action.
Maintenant que j’ai clarifié ce que sont le conséquentialisme et le déontologisme, il me reste à définir la position en général adoptée par Singer: l’utilitarisme. C’est une doctrine conséquentialiste dont on attribue en général la fondation à Jérémy Bentham, que l’on a déjà croisé dans Pensées antispécistes #1.1. Pour ne pas changer les bonnes habitudes, voyons voir ce que nous dit Wikipédia:
L’utilitarisme est une doctrine en philosophie politique ou en éthique sociale qui prescrit d’agir (ou de ne pas agir) de manière à maximiser le bien-être collectif, entendu comme la somme ou la moyenne de bien-être (bien-être agrégé) de l’ensemble des êtres sensibles et affectés.
Autrement dit, l’utilitarisme postule qu’une action doit être jugée en fonction de son impact sur le bien-être des l’ensemble des êtres sensibles affectés. Parmi plusieurs actions possibles sera jugée morale celle qui conduit au plus grand accroissement (ou, cas échéant, à la plus faible diminution) de ce bien-être. Reste alors une question: que cache t’on derrière ce fameux « bien être »?
Il y a là au moins deux réponses différentes, qui caractérisent deux grandes version de l’utilitarisme:
- La première prend pour seules mesures du bien être le plaisir et le bonheur, ainsi que leurs opposés souffrance et malheur. C’est ce qu’on appelle couramment l’utilitarisme hédoniste.
- La seconde s’intéresse elle à la satisfaction, et à l’opposé à la frustration, des préférences d’un individu. Cette branche est en général appelée utilitarisme de la préférence.
Ces clarifications étant faites, revenons en à notre question: est il justifié de considérer qu’il y a quelque chose de particulièrement mauvais à tuer une personne?
Oppositions au meurtre d’une personne
Point de vue de l’utilitariste hédoniste
Commençons par le point de vue de l’utilitariste hédoniste tel que nous le présente Singer. Ce type d’utilitarisme s’intéresse uniquement à des concepts tels que le plaisir ou le bonheur qui, bien que relativement vagues, désignent assez clairement des états de conscience.
Or, bien que la mort entraine la « frustration » des désirs pour l’avenir de la victime, il ne s’agit là évidemment pas d’un sentiment que cette personne pourra ressentir. La personne morte ne peut pas, par définition, ressentir de souffrance ou de malheur. Pour l’utilitarisme hédoniste, cette frustration n’a donc aucune signifiance morale vis à vis de la mort. Et par extension, le statut de personne n’a aucune signifiance directe quand il s’agit de juger du tort engendré par la mort.
De façon indirecte en revanche, Singer considère que ce statut peut tout à fait être jugé pertinent:
Je sais que mon existence future pourrait être abrégée. Si je pense qu’il est probable que ceci arrive à n’importe quel moment, mon existence sera remplie d’anxiété et sera probablement moins plaisante que si je ne pense pas que je risque de mourir bientôt. Si je sais que les personnes comme moi ne sont tuées que très rarement, je m’inquièterai moins que si l’opposé est vrai.
Ce à quoi fait ici appel Singer, c’est à la capacité d’une personne à se percevoir comme une entité distincte douée d’un futur. Cette capacité donne à une personne la capacité à s’inquiéter pour l’avenir. Ainsi si le meurtre était quelque chose de fréquent, il est probable que la qualité de vie des personnes ayant connaissance de ce fait se trouverait dégradée par la peur et l’inquiétude.
Pour l’utilitarisme hédoniste dans sa plus stricte définition, il y a donc bien une raison de s’opposer particulièrement au meurtre d’une personne. Cependant, celle-ci est indirecte: elle ne repose pas sur l’impact que le meurtre a sur sa victime mais sur l’impact sur les autres.
Il y a là bien sûr pour beaucoup de personnes quelque chose de particulièrement étrange à considérer la mort d’une personne dommageable non en raison du tort quo lui est causé, mais en raison de celui causé aux autres. Rappelons tout de même que nous cherchons ici seulement à savoir s’il existe une raison de considérer qu’il est pire de tuer une personne qu’un être seulement sentient. Cela n’exclue donc pas l’existence d’autres raisons indépendantes de ce concept.
Point de vue de l’utilitarisme de la préférence
Qu’en est-il de l’utilitarisme de la préférence? Ici, la réponse est beaucoup plus directe. Etant donné que cette forme d’utilitarisme considère qu’aller à l’encontre des préférences d’un individu est mauvais en soi, tuer une personne souhaitant continuer à vivre sera donc nécessairement mauvais. Le fait que la personne ne soit plus là pour ressentir la moindre frustration n’y change rien. Comme le dit Singer:
Pensez à votre propre préférence à continuer à vivre. Vous ne voulez pas qu’elle soit contrecarrée, et je doute grandement que vous vous laissiez persuader de changer d’avis à ce propos par le fait que, si l’on vous tue instantanément, vous ne souffrirez jamais du fait que votre désir à continuer à vivre ait été contrecarré.
L’utilitariste de la préférence a donc une raison directe de considérer que la mort d’une personne est pire que la mort d’un être seulement sentient: tuer une personne va en général à l’encontre d’un grand nombre de ses préférences. A l’inverse, un être seulement sentient n’aura aucune préférence vis à vis de son futur.
Notons cependant que pour un utilitariste, le fait que tuer une personne soit en soi mauvais n’implique pas toujours qu’il soit mauvais de le faire. Bon là vous allez peut-être vous dire: « mais qu’est-ce qu’il a bien pu fumer? Si c’est mauvais, c’est mauvais. Point barre. »
Ce serait oublier que l’utilitarisme prend en considération les conséquences sur l’ensemble des individus impactés par une action. Si le meurtre d’une personne entraine suffisamment de conséquences positives pour d’autres individus, il peut donc en théorie être considéré justifié – voire même moralement obligatoire – pour un utilitariste.
Un droit à la vie?
Tout le monde ne sera pas d’accord avec une telle position. Pour beaucoup de gens, la perspective de sacrifier une personne au bénéfice des autres est inconcevable, à part peut-être dans quelques cas extrême. En somme, la vie est un droit.
Le mot est lâché. Mais au fait, c’est quoi un droit? Vaste question. Singer n’en donne pas réellement de définition, ou en tout cas je ne l’ai pas retrouvée. Je suis donc allé piocher chez d’autres auteurs pour en trouver une. Ainsi Gary L. Francione, qui lui-même cite [2] Bernard E. Rollin, nous propose l’explication suivante:
Les droits sont des notions morales qui émanent du respect de l’individu. Ils érigent des barrières de protection autour de l’individu. Ils établissent des domaines dans lesquels l’individu est habilité à être protégé de l’état et de la majorité même quand cela se fait au détriment du bien général.
Les droits peuvent donc être envisagés comme une sorte d’outils permettant à un individu de faire valoir ses intérêts, même quand ceux-ci vont à l’encontre de l’intérêt général. Pour aller encore un peu plus loin, Tom Regan [3] se base sur les écrits de John Stuart Mill pour nous proposer d’envisager les droits comme une prétention valide:
Lorsque nous appelons quelque chose droit d’une personne, nous voulons dire qu’elle a une prétention valide à ce que la société la protège dans la possession de celui-ci, soit par la force de la loi soit par celle de l’éducation ou de l’opinion. Si elle a ce que nous considérons être une prétention suffisante, quelle qu’en soit la base, à avoir quelque chose qui lui est garanti par la société, nous disons qu’elle y a un droit. Avoir un droit, donc, c’est, je pense, avoir quelque chose dont la société devrait défendre la possession que j’en ai.
En somme, avoir un droit à la vie semble donc pouvoir être défini comme le fait pour un individu d’avoir une prétention valide à ce que son intérêt à vivre soit protégé par la société, même quand cela va à l’encontre de l’intérêt général. Toute la question est donc de savoir sur quoi repose la validité de cette prétention. C’est à cela que s’intéresse Singer.
Il s’intéresse particulièrement à la proposition d’un philosophe américain, Michael Tooley, qui propose d’attribuer un droit à la vie aux seules personnes en se référant à un lien conceptuel entre les droits possédés par un individu et les désirs qu’il est capable d’avoir:
L’intuition basique est qu’un droit est quelque chose qui peut être violé et que, en général, violer le droit d’un individu équivaut à frustrer le désir correspondant. Supposez que vous soyez propriétaire d’une voiture. Je suis alors de prime abord dans l’obligation de ne pas vous la prendre. Cependant, l’obligation n’est pas inconditionnelle: elle dépend en partie de l’existence d’un désir correspondant en vous. Si vous ne vous souciez pas que je vous prenne votre voiture, alors je ne viole en général pas votre droit en le faisant.
Cette position ne va pas sans soulever quelques questions: par exemple, quid du cas d’une personne endormie ou temporairement inconsciente? Une telle personne n’ayant pas de désir à l’instant t, doit on en déduire qu’elle perd alors les droits correspondants? Et quid d’un individu, tel qu’un nouveau né par exemple, étant à l’instant t dépourvu d’un certain désir mais ayant le potentiel de l’acquérir? Doit on attribuer le droit correspondant à ce désir potentiel à un tel individu?
Par soucis de concision, je ne vais pas développer les réponses à ces questions et me contenter de dire que Tooley y répond dans les deux cas par un non. En conséquence, il conclue que pour prétendre à un droit à la vie un individu doit posséder, ou à un moment avoir possédé, le concept d’une existence continue. Un individu seulement sentient étant par définition dépourvu d’un tel concept, il en suit que seules les personnes peuvent prétendre à un droit à la vie.
Si ce droit à la vie est accepté, tuer une personne est donc pire que de tuer un être seulement sentient car cela implique de violer son droit, alors que l’individu seulement sentient ne possède pas un tel droit.
Le respect de l’autonomie
Jusqu’ici, tous les points de vue évoqués se sont concentrés sur la capacité d’une personne à anticiper son futur et à former des désirs en conséquence. Mais cela est-il la seule raison de s’opposer au meurtre d’une personne?
Pour un utilitariste, cela semble être le cas. En tout cas d’après Singer. C’est donc chez Emmanuel Kant, l’un des représentants les plus connus du déontologisme, qu’il va chercher une autre raison de s’y opposer. Pour Kant et ses adeptes, le respect de l’autonomie d’un individu est un principe moral fondamental. L’autonomie fait ici référence à la capacité à choisir et à agir en fonction de nos propres décisions.
Si un tel principe est accepté alors il est évident qu’il y a quelque chose de particulièrement mauvais à tuer une personne: il est difficile d’imaginer pire entorse à l’autonomie d’un individu. En revanche, un individu seulement sentient étant par définition dépourvu de rationalité et de conscience de soi temporelle, il ne peut pas être considéré autonome en ce sens. Cette objection ne peut donc pas s’appliquer à ce type d’individus.
Récapitulatif
Avant de passer à la suite, récapitulons cette section. Singer nous a ici proposé quatres possibilités différentes de considérer que le meurtre d’une personne est pire que celui d’un individu seulement sentient:
- L’opposition indirecte de l’utilitariste hédoniste, qui repose sur le fait que tuer une personne risquerait de dégrader la qualité de vie des autres.
- Celle de l’utilitariste de la préférence reposant sur le fait que tuer une personne ne souhaitant pas mourir constitue une violation de ses préférences.
- Celle reposant sur un droit à la vie attribué en raison de la capacité d’une personne à concevoir son avenir et donc à éprouver le désir de continuer à vivre.
- Celle se basant sur le respect de l’autonomie.
Notons que toutes ces raisons ne sont pas aussi fortes les unes que les autres. La raison de l’utilitariste hédoniste, en particulier, semble la plus faible. Elle semble même conditionnelle: il est compliqué, à première vue, de l’appliquer au cas d’un meurtre réalisé dans le secret.
Mais cela n’est pas vraiment ce qui nous importe ici. Ce qui nous importe est que ces raisons nous permettent de penser que la doctrine de la sacralité de la vie est justifiable lorsqu’elle est comprise comme une révérence particulière pour la vie d’une personne, alors qu’elle ne l’est pas quand elle est comprise comme une révérence pour la vie humaine. Si nous voulons nous accrocher à cette doctrine, il semble que ce soit donc bien ainsi qu’il faut la comprendre.
Ceci étant établi, voyons maintenant quelles en sont les implications pour les animaux.
Implications pour les animaux
Les animaux sont-ils des personnes?
Pour que notre conclusion ait la moindre implication pour les animaux, encore faut-il qu’ils puissent, au moins pour partie d’entre eux, prétendre au statut de personne. Autrement dit, la question est: les animaux peuvent-ils être considérés comme des êtres rationnels et doués d’une conscience d’eux même en tant qu’entité distincte douée d’un passé et d’un futur?
Pour répondre à cela, la meilleure solution est à mon avis de s’intéresser à l’éthologie, c’est à dire à l’étude du comportement des animaux. Quand on prend conscience de l’étendu des capacités mises en évidence, il devient compliqué de nier que nombre d’animaux peuvent prétendre au statut de personne. Singer cite par exemple le cas de chimpanzés ayant appris à manipuler le langage des signes. Je ne vais cependant pas m’étendre sur le sujet. Ce serait beaucoup trop long, et d’autres le font beaucoup mieux que moi (iii).
Posons nous donc plutôt la question: quels animaux peuvent prétendre à ce statut? Ici, Singer commence par citer les grands singes, qui lui semblent être le cas le plus clair. Il inclue aussi de façon assez claire les mammifères et les corvidés (famille d’oiseaux incluant par exemple les corbeaux) mais de manière générale, il conclue qu’il est toujours compliqué de définir de façon certaine si un animal est une personne et que nous devrions donc leur accorder le bénéfice du doute. Il inclue ainsi la plupart des animaux que nous exploitons: mammifères, oiseaux, poissons, céphalopodes…
C’est cependant à ce moment qu’il introduit une notion déjà abordée dans Pensées antispécistes #1.2 : la possibilité de concevoir le concept de personne comme un continuum. Ce concept reposant sur des capacités pouvant être possédés à des degrés différents, il considère qu’il est justifié de considérer qu’il est lui même graduel. Il est donc possible d’être une personne à des degrés divers, et donc de juger la problématique de la mort de façon différente suivant ces degrés. Cela justifierait par exemple de considérer qu’il est plus grave de tuer un « humain moyen » qu’un « cochon moyen ».
Un défi à l’exploitation animale
Avec une telle position, on pourrait être tenté de s’imaginer qu’il serait possible de justifier la mise à mort routinière (sans souffrance) d’animaux, puisque cela est moins grave que de tuer un humain. Mais cela est ce vraiment le cas? En réalité, cela impliquerait deux erreurs.
La première est que l’on déforme ici cette position puisqu’elle ne se réfère qu’à des individus « moyens ». Elle n’implique donc pas qu’il est toujours moins grave de tuer un animal qu’un humain. En l’occurrence, il existe des humains qui seront « moins des personnes », au sens utilisé ici, qu’un cochon moyen ou qu’une vache moyenne. Il existe même des humains dépourvus de conscience d’eux même et qui ne peuvent donc pas être considérés comme des personnes. Pourtant, nous considérons la mise à mort de tels humains inacceptable. Comment pourrait on alors justifier celle des animaux alors que cela serait, d’après cette proposition, encore pire? Pour être cohérent, je ne vois que deux solutions: soit il faut rejeter cette idée, soit il faut accepter l’idée que tuer les humains concernés est acceptable.
C’est là que l’on tombe sur la deuxième erreur: seul le niveau de gravité de la mise à mort est affecté. Le fait même que la mise à mort d’une personne soit mauvaise n’est en aucun cas remis en cause par le fait de considérer que ce concept est graduel. Cela ne peut donc pas en soi justifier de tuer ni des animaux, ni des humains aux capacités altérées. Pour le justifier, il faudrait faire appel à d’autres éléments, qui seront différents selon la position éthique que l’on adopte.
Pour un utilitariste, il faudra montrer que mettre à mort ces individus mènera à un plus grand accroissement du bien-être général que de ne pas le faire. Pour un déontologue, cela ne pourra a priori être justifié que s’il existe un conflit entre le droit à la vie de ces personnes et un droit équivalent pour nous. Bref, une chose est claire: la mise à mort d’animaux demande une justification bien plus solide que « j’aime la viande » ou « c’est la tradition. »
Conclusion
Singer nous a ici proposé d’analyser une position assez courante vis à vis de la question de la mort: l’idée que la vie est sacrée. Il nous a montré que cette doctrine ne s’applique généralement en réalité qu’à la vie humaine et qu’elle peut alors être comprise sous deux formes: l’idée qu’il y a quelque chose de particulièrement mauvais à tuer un Homo Sapiens, ou celle qu’il y a quelque chose de particulièrement mauvais à tuer une personne. La première formulation étant à l’évidence spéciste, seule la seconde est acceptable pour les raisons expliquées Pensées antispécistes #1.1. Singer nous propose alors 4 possibilités pour l’étayer, suivant le point de vue éthique que l’on adopte:
- Le fait que tuer une personne risquerait de dégrader la qualité de vie des autres en les amenant à s’inquiéter pour leur propre avenir.
- Le fait que tuer une personne ne souhaitant pas mourir constitue une violation de ses préférences.
- L’attribution d’un droit à la vie en raison de la capacité d’une personne à concevoir son avenir et donc à éprouver le désir de continuer à vivre.
- Le respect de l’autonomie.
Après avoir montré qu’au moins certains animaux, dont une bonne partie de ceux que l’on exploite quotidiennement, peuvent prétendre au statut de personne, nous pouvons alors conclure que si l’on accepte la doctrine de la sacralité de la vie, nous devons en déduire que la mise à mort d’un animal nécessite une justification solide. Et ce même si l’on accepte que l’on puisse considérer la mise à mort d’un humain « moyen » plus grave que celle d’un animal « moyen ».
Par cette réflexion, Singer ajoute donc à la nécessité pour tout défenseur de l’exploitation animale de justifier les souffrances qu’elle fait endurer aux animaux, celle de justifier également leur mise à mort.
Notons tout de même que cette conclusion est moins évidente si l’on adhère à cette doctrine selon le point de vue de l’utilitariste hédoniste: on peut supposer qu’un animal sera en général moins apte à se rendre compte de la mise à mort de l’un des ses congénères qu’un humain. Ce raisonnement s’applique néanmoins également au cas d’un humain tué sans que personne ne l’apprenne. Nous n’avons pas non plus balayé toutes les positions éthiques possibles. Il reste donc possible que certaines mènent à rejeter entièrement cette doctrine.
Enfin, nous n’avons parlé ici que de la mort des personnes, sans aborder le cas des êtres seulement sentients. Y a t’il des raisons de s’opposer à la mise à mort de ces derniers? Ce sera le sujet du prochain billet de la série.
Notes:
i – On parle ici de plus de 1.000.000.000.000 d’animaux par an. Oui, mille milliards. La grande majorité des victimes sont des animaux aquatiques. On estime que l’on en tue entre un et trois mille milliards par an: le décompte est compliqué car il ne sont comptabilisés qu’au poids. Pour les animaux terrestres, le chiffre s’élève à plus de 60 milliards.
ii – Ce ne sont cependant pas les seuls courants. On pourrait par exemple citer l’éthique de la vertu ou plus récemment celle du « care » (sollicitude), issue de la pensée féministe.
iii – Voir par exemple:
- La chaine YouTube et le site Cervelle d’oiseau, tenus par le vulgarisateur Sébastien Moreau.
- Le livre « Révolutions Animales: comment les animaux sont devenus intelligents », réalisé sous la direction de Karine Lou Matignon, aux éditions Arte Editions et Les Liens qui Libèrent
Sources:
1 – Peter Singer. Practical Ethics. New York, New York: Cambridge University Press, 2011.
2 – Gary L. Francione. Ecofeminism and Animal Rights, A Review of Beyond Animal Rights: A Feminist Caring Ethic for the Treatment of Animals. New York, New York: Columbia University Press, 1996.
3 – Tom Regan. Les Droits des Animaux. Trans. Enrique Utria. Paris, France: HERMANN EDITEURS, 2012.