J’ai présenté dans Pensées antispécistes #1.3 l’analyse de la doctrine de la sacralité de la vie que nous propose Singer. Selon son raisonnement cette doctrine doit, pour être justifiable, s’appliquer à la vie d’une personne, telle que défini dans Pensées antispécistes #1.2, et non seulement à la vie humaine. Par ce raisonnement, Singer ajoute donc à la nécessité de justifier la souffrance que les animaux subissent durant leur exploitation, celle de justifier leur mise à mort.
Ce raisonnement ne nous dit cependant rien du cas des animaux « seulement sentients », qui ne peuvent pas être considérés comme des personnes. Est-il mauvais de tuer de tels êtres? C’est cette question que je vais aborder aujourd’hui.
Tout comme le billet précédent, les réflexions présentées ici sont issues de la 3e édition de Practical Ethics [1], et ne représentent donc pas tout propos contradictoire que Singer aurait pu tenir dans d’autres ouvrages.
Qu’y a t’il de mauvais à tuer un être seulement sentient?
Dans sa discussion de la sacralité de la vie, Singer présentait 4 arguments permettant d’étayer une telle doctrine, suivant le point de vue éthique que l’on adopte :
- Le fait que tuer une personne risquerait de dégrader la qualité de vie des autres en les amenant à s’inquiéter pour leur propre avenir.
- Le fait que tuer une personne ne souhaitant pas mourir constitue une violation de ses préférences.
- L’attribution d’un droit à la vie en raison de la capacité d’une personne à concevoir son avenir et donc à éprouver le désir de continuer à vivre.
- Le respect de l’autonomie.
Ces arguments sont-ils adaptables au cas d’un individu seulement sentient? A l’évidence non, puisqu’ils se basent tous sur des capacités dont sont, par définition, dépourvus de tels êtres : sur la capacité à concevoir son avenir et à former des désirs en conséquence pour les trois premiers, et sur la rationalité – nécessaire à l’autonomie – pour le dernier. On pourra tout de même remarquer que Singer n’a considéré qu’une seule position – celle de Tooley – pour l’attribution d’un droit à la vie. Il n’est donc pas exclu qu’une telle attribution puisse se baser sur une capacité dont disposent les êtres seulement sentients, mais Singer n’aborde pas ce point.
Cela veut-il dire qu’il n’y a rien de mauvais à tuer un être seulement sentient? Non. Un utilitariste hédoniste objecterait probablement que cela est mauvais car la mort, en mettant fin à l’existence d’un tel individu, le prive de tout plaisir qu’il pourrait éprouver dans le futur. Cela reviendrait donc à diminuer la quantité totale de plaisir dans le monde et serait donc, pour un utilitariste hédoniste, intrinsèquement mauvais. C’est ce que nous explique Singer dans le passage suivant :
Si nous accordons une valeur à nos propres plaisirs – comme les plaisirs de manger, du sexe, de la chaleur du soleil sur notre peau, ou de nager un jour chaud – alors l’aspect universel des jugements éthiques nous impose d’étendre notre évaluation positive de nos propres expériences de ces plaisir aux expériences similaires de tous ceux qui peuvent en faire l’expérience. Mais la mort est la fin de toute expérience plaisante. Ainsi, le fait que des êtres éprouvent du plaisir dans le futur est une raison de dire qu’il serait mauvais de les tuer. Bien sûr, un argument similaire concernant la douleur pointe dans la direction opposée.
La dernière phrase de cette citation nous indique une première nuance, relativement évidente, à apporter : la mise à mort empêche aussi les futures souffrances d’un tel individu. Dans le cas où l’on peut s’attendre à ce que l’existence future d’un individu contienne plus de souffrances que de plaisirs, le mettre à mort reviendrait donc à diminuer la quantité totale de souffrance dans le monde. Pour un utilitariste hédoniste, cela serait donc intrinsèquement bon. Cette objection ne s’applique donc de toute évidence qu’à la mise à mort d’un individu dont la vie future serait plaisante.
Le plaisir comme valeur intrinsèque
Nous voyons donc qu’il existe bien une raison, au moins pour le cas d’un individu dont la vie future serait plaisante, de s’opposer à sa mise à mort. Singer souligne cependant ici un fait intéressant : cette position ne repose pas sur une simple extension de nos préférences, puisque de tels individus n’ont pas de préférences concernant l’avenir. D’après lui, la mort d’un tel individu est sur ce point entièrement comparable à son endormissement :
La mise à mort ne contrecarre pas plus de désirs que d’endormir un tel être. L’être sera capable de continuer à satisfaire ses préférences après son réveil, mais du point de vue subjectif de cet être, c’est comme si un nouvel être, avec de nouvelles préférences, entrait en existence.
Pour Singer, le point de vue hédoniste présuppose en réalité le plaisir soit considéré comme une valeur intrinsèque. C’est à dire que le plaisir est une valeur indépendante de tout facteur extérieur, et en particulier indépendante de l’individu qui le ressent. C’est notamment ce qui transparait lorsque j’écris que la mise à mort d’un individu serait mauvaise car cela « reviendrait (…) à diminuer la quantité totale de plaisir dans le monde ». C’est bien l’impact de l’action sur la quantité de plaisir qui détermine ici la moralité de l’action, et non son impact sur l’individu. L’individu n’est ici, en quelques sortes, qu’un réceptacle pour une substance ayant de la valeur : le plaisir [a].
Deux voies pour la maximisation du plaisir
Une fois qu’il est établi que, selon l’utilitarisme hédoniste, le plaisir est une valeur intrinsèque, se pose alors le problème de la manière de le maximiser. En effet, on peut imaginer deux façons d’augmenter ou diminuer la quantité de plaisir :
- La première est d’agir sur la quantité de plaisir dont dispose chaque individu : augmenter le plaisir de chaque individu augmentera la quantité totale de plaisir, et inversement.
- La seconde est d’agir sur le nombre d’individus, indépendamment de la quantité de plaisir donc chacun dispose : augmenter le nombre d’individus éprouvant du plaisir augmentera la quantité totale de plaisir, et inversement.
L’utilitariste hédoniste se voit alors confronté à une question : doit-il prendre en compte le plaisir que pourrait ressentir un individu actuellement inexistant s’il venait à être mis au monde? La réponse apportée à cette question différencie deux points de vue :
- Le premier, que l’on nommera point de vue de « l’existence préalable », répond à cette question par la négative. Ainsi, seul le plaisir ressenti par des individus déjà existants, ou dont l’existence future n’est pas dépendante de nos actions, doit être pris en compte. Autrement dit : selon ce point de vue, agir sur le nombre d’individus est exclu.
- Le second, que l’on nommera le point de vue « total », y répond par l’affirmative. Ainsi, le plaisir ressenti par des individus dont l’existence serait effectivement dépendante de nos actions doit être pris en compte. Selon ce point de vue, agir sur le nombre d’individus est donc permis.
L’utilitariste a donc deux options à sa disposition mais les deux ne vont pas sans apporter leur lot de complications. Selon le point de vue de l’existence préalable, il devient par exemple compliqué d’expliquer pourquoi décider de concevoir un enfant dont on sait qu’il mènera une vie misérable (en raison par exemple, d’une déficience génétique sévère et inévitable) est généralement considéré comme mauvais. En effet cet enfant n’existe pas au moment de la prise de décision. L’impact de cette décision sur son bien-être futur ne devrait donc pas être pris en compte. Inversement selon le point de vue total, la conception d’un enfant dont on sait qu’il mènera une vie plaisante devrait être un impératif moral puisque cela mènerait à augmenter la quantité totale de plaisir [b].
Point de vue total et substituabilité
A ce point nous avons donc une raison de considérer la mise à mort d’un individu seulement sentient comme mauvaise, à condition que l’on puisse considérer sa vie future comme plaisante : le tuer reviendrait à diminuer la quantité totale de plaisir dans le monde. Nous avons également deux points de vue à partir desquels envisager la question, bien que les deux impliquent des conséquences contre-intuitives.
Nous allons maintenant nous intéresser à un argument parfois avancé pour défendre la moralité de l’élevage : l’argument de la substituabilité. Qu’est-ce donc? C’est l’idée que l’élevage serait justifiable car bien qu’il nécessite la mise à mort d’animaux, il en permet aussi l’existence. Singer l’illustre à l’aide d’une citation de Leslie Stephen tirée de « Social Rights and Duties », paru en 1896 :
De tous les arguments pour le Végétarisme aucun n’est aussi faible que l’argument de l’humanité. Le cochon a un intérêt plus fort que quiconque dans la demande en bacon. Si le monde entier était Juif, il n’y aurait aucun cochon.
Cet argument suppose que le mal commis en tuant un animal est compensé par le bien attribué à la mise au monde un autre animal, qui ne l’aurait pas été si le premier n’avait pas été tué. L’opération serait donc neutre. En poussant un peu plus loin, on pourrait même voir l’élevage comme un bien puisqu’il permet l’existence d’un plus grand nombre d’individus. Tout cela présupposant bien entendu que les animaux élevés mènent une vie plaisante.
Ce point de vue considère donc les animaux comme substituables : tant que l’animal tué permet la mise au monde d’un autre animal dont la vie est au moins aussi plaisante, l’opération est justifiable. Cet argument tient-il la route? Pour un utilitariste hédoniste, tout dépend du point de vue adopté. Selon le point de vue de l’existence préalable le bien-être de l’animal « de substitution » n’entre pas en compte et cet argument s’écroule complètement : plus rien ne compense la mise à mort. En revanche, un utilitariste hédoniste adhérant au point de vue total se verra obligé d’accepter cet argument.
Pour un utilitariste hédoniste souhaitant dénoncer l’élevage, il semblerait donc préférable d’adopter le point de vue de l’existence préalable. Seulement, choisir cette position sur cette base serait un parfait exemple de raisonnement motivé. Il faut donc une raison impartiale pour l’adopter. Singer cite ainsi Henry Salt, pour qui cet argument repose sur une simple erreur philosophique :
Le sophisme réside dans la confusion de pensée qui consiste à comparer l’existence avec la non-existence. Une personne déjà existante peut ressentir qu’elle aurait préféré vivre que mourir, mais elle doit d’abord disposer de la terra firma de l’existence à partir d’où argumenter : à partir du moment où elle commence à argumenter comme à partir de l’abysse de la non-existence, elle ne fait plus sens en attribuant bien et mal, bonheur ou malheur, à ce à quoi on ne peut rien attribuer.
Singer admet avoir adhéré à cette opposition lors de l’écriture de la première version d’Animal Liberation. Il lui paraissait alors absurde de prétendre faire une faveur à un être en l’amenant à l’existence alors que ce dernier n’existe pas au moment où la faveur est accordée. Cependant, il a depuis changé de point de vue : comme on l’a vu un peu plus tôt, il semble bien y avoir quelque chose de mauvais à concevoir un enfant dont on sait qu’il aura une vie misérable. Si l’on accepte cela, il devient compliqué pourquoi il ne serait pas bon de concevoir un enfant dont on sait qu’il aura une vie plaisante. Il semble donc que Singer adhère, au moins en partie, au point de vue total. Comment alors parer l’argument de la substituabilité?
Substituabilité et personnes
En réalité, Singer ne nous offre aucune réponse. Il semble, si ce n’est admettre entièrement la validité de cet argument, au moins ne pas le rejeter :
Si alors nous devions, en prenant des décision éthiques, au moins parfois prendre en compte l’impact que nous pourrions avoir sur la vie d’individus dont l’existence est, au moment où nous prenons la décision, incertaine, nous devons nous demander : à quel stade du développement d’individus que nous pourrions amener à exister à des individus actuellement existants la substituabilité n’est elle plus applicable? Quelle caractéristique fait la différence?
On voit là que plutôt que de rejeter entièrement l’argument, Singer l’accepte à demi mot et cherche plutôt à établir une démarcation entre individus auxquels cet argument s’applique et individus auxquels il ne s’applique pas. Pour cela, il met de côté l’utilitarisme hédoniste et se réfère à l’utilitarisme de la préférence :
Ici, il y a une différence entre utilitarisme de la préférence et utilitarisme hédoniste. Les utilitaristes de la préférence peuvent marquer une distinction entre individus conscients d’eux même, menant leur propre vie et voulant continuer à vivre, et ceux dépourvus de préférences concernant le futur.
Si vous avez bien suivi jusqu’ici cette série de billets (ou à tout hasard, lu le titre de cette section) vous aurez remarqué qu’il s’agit là de la différence entre personnes et individus seulement sentients, telle que présentée dans Pensées antispécistes #1.2. Ce que semble donc en réalité faire ici Singer, c’est admettre que l’argument de la substituabilité est applicable à tous les individus seulement sentients. Si cela est vrai, il semble donc que pour Singer, bien que la mise à mort d’un individu seulement sentient doué d’une vie plaisante soit a priori mauvais car cela le prive de ses plaisirs futurs, cette action peut être justifiée à condition qu’elle permette la mise au monde d’un autre individu doué d’une vie au moins aussi plaisante.
Cela l’engage t’il pour autant à accepter que l’élevage, en faisant abstraction de toutes les souffrances qu’il implique, soit justifiable? A priori non, puisque comme abordé dans Pensées antispécistes #1.3, Singer classe la plupart des animaux d’élevage du coté des personnes. Selon l’utilitarisme de la préférence, auquel Singer adhère, ceux-ci ne sont donc pas concernés par l’argument de la substituabilité. Mais cela est il si évident? H.L.A Hart ne le pense pas. Pour lui, un utilitariste doit considérer les personnes substituables au même titre que les êtres seulement sentients, et ce quelque soit la version de l’utilitarisme à laquelle il adhère :
L’Utilitarisme de la Préférence est après tout une forme d’utilitarisme maximisant : il requiert que la satisfaction globale des préférences de différentes personnes soit maximisée de la même façon que l’Utilitarisme Classique requiert que le bonheur ressenti au global soit maximisé… Si les préférences, y compris le désir de vivre, peuvent être compensées par les préférences d’autrui, pourquoi ne peuvent elles pas êtres compensées par de nouvelles préférences créées pour prendre leur place?
Pour répondre à cette question, Singer souligne la différence entre la satisfaction d’une préférence existante et la création d’une nouvelle préférence qui serait ensuite satisfaite :
Si je me mets à la place d’un autre ayant une préférence non satisfaite et me demande si je désirerais, toutes choses égales par ailleurs, que cette préférence soit satisfaite, la réponse est évidemment oui, car ceci est exactement ce que c’est que d’avoir une préférence non satisfaite. Si, en revanche, je me demande si je souhaite avoir une nouvelle préférence que je pourrai ensuite satisfaire, je pourrais dire que cela dépend de ce qu’est cette préférence. Si je pense à un cas où la satisfaction de cette préférence sera hautement plaisant, je pourrais dire oui. (…) Si, à l’inverse, je pense à la création d’une préférence plus proche d’une privation, je dirais que non, je ne le veux pas, même si je serai capable de la satisfaire par la suite. Nous ne nous assoiffons pas délibérément car nous savons qu’il y aura beaucoup d’eau à disposition pour assouvir notre soif.
En conséquence, Singer propose de considérer la création d’une préférence non satisfaite comme une sorte de débit moral. La satisfaction ultérieure de cette préférence n’amenant alors qu’à annuler ce débit. L’opération complète serait alors moralement neutre. Cela a l’avantage d’expliquer de manière assez élégante pourquoi nous considérons la mise au monde d’un enfant promis à une vie misérable comme un mal alors que la mise au monde d’un enfant promis à une heureuse n’est pas vue comme un bien. La première situation est en effet négative : cette action mènerait à créer des satisfactions, et donc un débit, qui ne pourra pas être compensé par la suite. L’opération est donc moralement mauvaise. La seconde situation est, elle, strictement neutre : même dans le cas où toutes les préférences de l’enfant seraient satisfaites, cela ne ferait qu’annuler le débit induit par leur création. Il n’y a donc aucune obligation morale à le faire.
Il y a cependant ici un gros problème : il serait plutôt utopique de penser qu’il soit possible de satisfaire l’intégralité des préférences d’un individu. Dès lors, cette position mène à penser que la mise au monde d’un individu serait toujours mauvaise… et donc, en poussant la logique jusqu’au bout, qu’il serait désirable de stériliser tout le monde et de laisser la vie sentiente disparaitre. Conclusion qui paraîtra pour le moins problématique à la plupart des gens. L’utilitariste de la préférence se retrouve donc là a priori dans de beaux draps : il semble avoir le choix entre d’une part admettre que les personnes sont remplaçables au même titre que les êtres seulement sentients, et d’autre part adopter une position conduisant logiquement à défendre l’extinction de la vie sentiente.
Est il possible d’échapper à ce dilemme? Singer pense que le seul moyen d’y échapper est de faire entorse à la simplicité apparente de l’utilitarisme de la préférence et de faire appel à une valeur intrinsèque indépendante des préférences des individus. Cette valeur peut être le plaisir, comme le postule l’utilitarisme hédoniste, ou tout autre concept : l’amour, l’amitié, le savoir… Identifier quelle est cette valeur n’est pas le plus important ici. Le plus important est que si une telle valeur existe, alors un univers doté de vie sentiente sera préférable à un univers inerte. Il devient alors possible de s’opposer à la substituabilité des personnes, sans pour autant s’engager sur la voie de l’extinction de la vie sentiente.
Cela est cependant obtenu à un prix élevé pour l’utilitarisme de la préférence. Cela remet d’une part en cause ce qui est pour Singer l’un de ses principaux attraits : le fait qu’il soit d’après lui dérivable d’une simple universalisation de nos propres préférences. D’autre part, cela le complexifie en lui imposant d’expliquer comment comparer une valeur intrinsèque à une valeur dépendante des préférences des individus. Et bien sûr, l’existence d’une telle valeur est entièrement sujette à controverse.
Conclusion
Nous avons donc vu que, sans surprise, aucune des raisons permettant d’étayer la thèse de la sacralité de la vie d’une personne ne permet de s’opposer à la mise à mort d’un être seulement sentient. En revanche il existe bien, au moins pour l’utilitarisme hédoniste, une raison de s’y opposer à condition que la vie de cet individu soit plaisante : sa mise à mort contribuerait à diminuer la somme totale de plaisir dans le monde.
Nous avons ensuite noté que l’utilitarisme hédoniste considérant le plaisir comme une valeur indépendante des individus, il était possible de le maximiser soit en maximisant le plaisir de chaque individu, soit en augmentant le nombre d’individus. En découle alors deux points de vue différents, ayant tout deux des implications peu intuitives :
- Le point de vue de l’existence préalable, qui ne prend en compte que le bien être des individus existant au moment de la prise de décision. Selon cette vue, il est compliqué d’expliquer pourquoi la conception d’un enfant promis à une vie misérable serait mauvais.
- Le point de vue total, qui prend également en compte les individus potentiels, dont l’existence est conditionnée par la décision prise. Selon cette vue, il est compliqué de comprendre pourquoi la mise au monde d’un enfant promis à une existence heureuse ne serait pas un impératif moral.
Ensuite, nous avons montré que bien que le point de vue total semble nous amener à devoir accepter qu’un individu seulement sentient soit considéré comme substituable, Singer semble y adhérer au moins en partie. En conséquence, il ne nous propose pas dans ce cas de parade à cet argument, préférant nous expliquer pourquoi il n’est pas applicable au cas des personnes.
Pour cela, Singer nous propose de considérer la création d’une préférence comme un « débit moral », que la satisfaction ultérieure de cette préférence ne ferait qu’annuler. Cela semblant cependant mener à la conclusion logique qu’il faudrait laisser la vie sentiente disparaitre, il nous propose d’ajouter à l’utilitarisme de la préférence la prise en compte d’une valeur intrinsèque indépendante des préférences des individus.
En conclusion, Singer nous a donc proposé une raison de s’opposer à la mise à mort d’un être seulement sentient à condition que celui-ci mène une vie plaisante. Cependant, il semble accepter qu’une telle mise à mort soit justifiable si elle permet la mise au monde d’un autre individu dont la vie serait au moins aussi plaisante.
Il souligne en revanche une différence entre êtres seulement sentients et personnes, arguant au prix d’une complexification certaine de l’utilitarisme de la préférence que ces dernières ne peuvent pas être considérées remplaçables suivant cette théorie. L’argument de la substituabilité ne serait donc pertinent que dans le cas d’un élevage d’animaux ne présentant pas les critères d’une personne. Ce qui exclut donc la plupart des formes d’élevage pratiquées de nos jours.
Notes :
a – Il faut cependant noter, comme le fait Singer, que cette métaphore a ses limites : c’est certes bien le plaisir, et non l’individu, qui est considéré ici comme doué de valeur, mais celui-ci est indissociable de l’existence d’un individu.
b – On considère ici implicitement que la mise au monde de cet individu n’aurait pas d’impact sur le bien être d’autres individus. Dans un monde aux ressources finies, cette prémisse est évidemment discutable.
Sources :
1 – Peter Singer. Practical Ethics. New York, New York: Cambridge University Press, 2011.