Agronomie

Élevage, sécurité alimentaire et utilisation des terres : un immense gaspillage ?

Dans un article précédent, j’avais abordé la question de l’efficience des systèmes d’élevage: c’est à dire de la quantité d’aliments produits en rapport à la quantité consommée. Cet article montrait que bien que les systèmes d’élevage soient souvent inefficients, certains (notamment les systèmes laitiers) peuvent au contraire contribuer favorablement à la sécurité alimentaire.

Seulement, je soulevais en conclusion un point qui me dérangeait dans cette analyse : en évaluant l’efficience vis à vis des aliments consommés par l’élevage, on se concentre sur une ressource secondaire et on occulte donc une potentielle compétition sur la ressource primaire: les terres agricoles. Ce que je vous propose donc aujourd’hui, c’est d’analyser ce problème d’utilisation des terres.

Commençons par un peu de contexte : en quoi cette question est-elle importante ? Pour le comprendre, il suffit de prendre conscience de deux choses :

  • L’utilisation des terres par l’être humain a un impact écologique majeur que ce soit en termes de biodiversité, de déforestation ou encore de dégradation des sols.
  • Les projections de la demande en nourriture à l’horizon 2050 prévoient une augmentation de 60 à 120 % par rapport à 2005 (1, 2).

Il semble donc assez clair que pour assurer la sécurité alimentaire mondiale à cet horizon tout en contenant notre impact environnemental, la question de l’efficience de l’utilisation des terres agricoles est centrale.

Cet article se concentrera donc sur cette question : l’élevage est-il un moyen efficient d’utiliser les terres agricoles, et peut-il contribuer à la sécurité alimentaire mondiale ?

Pour cela, nous analyserons dans l’ordre les points suivants :

  • La comparaison des surfaces agricoles nécessaires à produire divers produits animaux et végétaux.
  • La comparaison des surfaces agricoles nécessaires pour nourrir une personne suivant son régime alimentaire.
  • Le nombre de personnes que l’on peut nourrir avec ou sans élevage.
  • La capacité de l’élevage à exploiter des ressources non valorisables directement par l’humain.

De façon à garder cet article concis, tout ceci ne sera abordé que d’un point de vue théorique et de nombreux aspects seront volontairement ignorés : aspects socio-économiques, impact sur les pratiques agricoles… et également l’aspect éthique.

Concernant ce dernier point, je suis plus ou moins obligé d’en faire abstraction pour aborder ce sujet, mais je rappelle tout de même pour l’usage, et par souci d’honnêteté (au cas où le nom du blog ne serait pas suffisant…), ma position : je suis antispéciste et je suis donc opposé à toute exploitation des animaux que je considère comme des personnes, et non comme des ressources.

Enfin, avant de commencer : si vous n’êtes pas familier avec les notions d’efficience brute/nette, je conseille de lire mon article à ce sujet. Ces notions seront utiles à la compréhension, et je vais faire quelques références à cet article.

Dernière chose, j’ai aussi traité ce sujet en vidéo :

Produits de l’élevage et utilisation des sols

Commençons donc par nous intéresser à l’utilisation des terres par les produits de l’élevage. Pour cela, je vais me baser sur deux méta-analyses effectuées par Nijdam et coll. pour la première (3) et par de Vries et de Boer pour la seconde (4).

Ces méta-analyses compilent les résultats de respectivement 18 et 12 études d’analyse de cycle de vie (ACV) pour différents produits. Qu’est-ce qu’une ACV ? C’est une analyse qui évalue les impacts d’un produit sur, en théorie, l’intégralité de son cycle de vie. Pour les produits agricoles, cette analyse s’arrête cependant souvent à la sortie de la ferme.

Ici donc, ces études s’intéressent à la quantité de terres monopolisées pendant un an pour Ici donc, ces études s’intéressent à la quantité de terres monopolisées pendant un an pour la production d’une ressource agricole. Les résultats sont exprimés pour un kilo de protéines dans le produit final. Comme on l’avait déjà vu en analysant les efficiences, c’est un choix courant quand il s’agit de produits de l’élevage, car ils sont riches en protéines. Dernière chose : ces études s’intéressent majoritairement à des systèmes d’élevage dans les pays développés.

Les résultats sont présentés dans le tableau et la figure ci-dessous. Deux petites remarques:

Les résultats sont présentés dans le tableau et la figure ci-dessous. Deux petites remarques :

  • La borne maximale pour le bœuf (2100) n’a pas été incluse sur le graphique, sans quoi il devient illisible.
  • Les catégories « substituts 1 » et « substituts 2 » correspondent à des substituts de viande respectivement végétariens et végétaliens.
critical_vegan_tableau_données
critical_vegan_utilisation_sols_produits

Que tirer de ces résultats ? Tout d’abord, on voit que les ruminants demandent plus de terres que les monogastriques. C’est explicable notamment par leur mauvaise efficience brute : en simplifiant un peu, plus celle-ci est mauvaise plus il faut une quantité importante d’aliments, et donc de terres, pour les nourrir.

Ensuite, on peut être surpris par la dispersion des résultats concernant le bœuf, alors qu’ils sont peu variables pour tous les autres produits. C’est en fait le reflet de la variété des systèmes de production de bœuf : ceux-ci sont très variables alors qu’ils sont assez fortement standardisés pour les autres produits. En l’occurrence, le minimum de 37 correspond à de la viande provenant d’une vache laitière réformée alors que le maximum de 2100 correspond à un système pastoral extensif.

De manière générale, si l’on exclut le cas de la vache laitière de réforme, l’utilisation de sols tend à diminuer au fur et à mesure de l’industrialisation des systèmes, le système des feedlots (qui n’existe pas en France) étant en général le moins demandeur. On voit là d’ailleurs une des premières limites de cette analyse : en ne s’intéressant qu’à l’utilisation des sols, on pourrait être tentés de favoriser les systèmes les plus industriels (type feedlots) alors qu’on avait vu dans l’article précédent que ces systèmes présentent souvent de mauvaises efficiences nettes, car ils utilisent des aliments consommables directement par l’humain.

Enfin, et c’est ce qui nous intéresse le plus : on voit que les végétaux demandent en général moins de terres que les produits animaux. On peut remarquer que ce n’est pas toujours le cas (la culture de légumineuses demande par exemple parfois plus de terres que la production de lait), mais de manière générale cette conclusion ne me semble pas exagérée. À première vue, l’élevage ne semble donc pas particulièrement efficient.

Cela semble d’ailleurs confirmé quand on s’intéresse à l’utilisation des terres de façon plus globale. Ainsi, Mottet et coll. (5) nous indiquent que l’élevage utilise à l’heure actuelle environ 2,5 milliards d’hectares de terres agricoles, soit à peu près la moitié de la surface totale (utilisée ou non). Sur ces terres, 210,5 millions d’hectares sont dédiés à la culture de céréales, soit 31 % de la surface totale dédiée à cette production, à quoi il faut encore ajouter 66 millions d’hectares pour la production de fourrages. En prenant en compte une partie des terres utilisées par les coproduits consommés par l’élevage, on arrive à environ 40 % des terres arables dédiées à l’élevage. En comparaison, l’élevage fourni environ 17 % de l’apport énergétique et 33 % de l’apport protéique (6) mondiaux.

Régime alimentaire et utilisation des sols

Voyons maintenant comment cela se traduit quand on s’intéresse à un régime alimentaire complet plutôt qu’au détail des produits. Pour cela, je vais m’appuyer sur des papiers de Hallström et coll. (7) et Aleksandrowicz et coll. (8). Il s’agit encore dans les deux méta-analyses, cette fois sur des études de types « dietary scenario analysis » (analyses de scénarios diététiques).

Ce type d’études consiste à définir plusieurs types de régimes alimentaires, soit réels (issus de données sur les habitudes alimentaires d’une population), soit théoriques (conçus par les chercheurs eux-mêmes ou correspondant à des recommandations officielles). Tous ces régimes sont normalisés en termes d’apports énergétiques pour s’assurer que les impacts soient bien attribuables à la qualité du régime, et non à un apport énergétique plus ou moins important.

Pour chaque régime, l’étude se base ensuite sur des données d’utilisation de terres (provenant souvent d’ACV comme celles étudiées précédemment) pour évaluer la surface agricole nécessaire à produire chacun des produits consommés sur un an. En ajoutant les surfaces correspondant à chaque aliment d’un régime, on obtient ainsi la surface agricole nécessaire pour nourrir une personne suivant ce régime pendant un an.

La figure ci-dessous regroupe les résultats des deux études, agrégés par mes soins. Pour celles et ceux qui auraient du mal à lire ce graphique, voilà 2/3 explications :

  • Les données représentent la différence d’utilisation des terres entre les scénarios envisagés et le scénario de référence, en pourcentage : les valeurs sont négatives, car l’utilisation de terres est plus faible.
  • Les « boites » représentent le domaine dans lequel 50 % des résultats obtenus pour un type de régimes sont compris.
  • La barre horizontale dans les boites correspond à la médiane des résultats pour ce type de régimes.
  • Les « moustaches » représentent l’étendue totale des résultats obtenus pour un type de régimes.
  • La ligne de tendance passe par les moyennes pour chaque type de régimes.
  • Les ronds représentent les résultats de chaque étude incluse dans les méta-analyses.
critical_vegan_utilisation_sols_regimes

On voit donc plusieurs choses intéressantes. Tout d’abord, on peut remarquer que pour chaque régime, les résultats sont assez variables. Cela peut s’expliquer par plusieurs facteurs : la composition exacte de chaque régime peut être variable d’une étude à l’autre, les données d’utilisation de terres peuvent être différentes, les régimes de référence ne sont pas les mêmes à chaque fois, les zones géographiques sont différentes… Bref, rien d’étonnant à voir autant de variations.

Cependant, malgré cette variabilité importante, on voit quand même une tendance se dégager : l’utilisation des terres semble diminuer au fur et à mesure que les produits de l’élevage sont supprimés, le régime végane étant le plus efficace en atteignant une réduction moyenne de 56 % avec une valeur maximale à 80 %.

Il est aussi intéressant de noter que le simple fait de respecter les recommandations nutritionnelles peut permettre un gain de l’ordre de 20 %. Remplacer la viande de ruminants par celle de monogastriques permet de son côté un gain moyen de l’ordre de 25 %.

Bref, il semble qu’on puisse tirer 2 enseignements principaux de ce type d’études:

Bref, il semble qu’on puisse tirer 2 enseignements principaux de ce type d’études :

  • Étant donnée l’ampleur des gains, il semble que nos régimes actuels ne soient vraiment pas efficaces en termes d’utilisation des sols : si l’on veut réduire cet impact par un changement de régime alimentaire, il semble qu’on ait de la marge.
  • Réduire la part de produits animaux et particulièrement de viande de ruminants semble très efficace pour réduire son impact. Rien d’étonnant étant donné les résultats des ACV de ces produits.

Finalement, que cela soit en termes de produits ou en termes de régimes alimentaires il semble qu’à l’heure actuelle, l’élevage ne contribue pas franchement à réduire nos besoins en terres agricoles.

Nombre de personnes nourries

Bon, jusqu’ici on s’est intéressé directement à la question de la surface nécessaire que ce soit pour produire une denrée agricole donnée ou pour nourrir une personne suivant un régime alimentaire particulier. Une autre façon d’aborder le problème est de prendre la question à l’envers : plutôt que de se demander quelle surface est nécessaire pour nourrir quelqu’un, on se demande combien de personnes peut nourrir une surface donnée.

Pour cela, on va s’intéresser à 3 approches différentes :

  • La première est une approche que je qualifierai de « différentielle » : c’est-à-dire qu’elle s’intéresse à combien de personnes supplémentaires on pourrait nourrir en remplaçant les produits de l’élevage. Pour cela, je me baserai sur une étude de Shepon et coll. (9), qui étudient la question pour le cas des USA.
  • La seconde est une approche absolue plus « locale » : on quantifie directement le nombre maximal de personnes nourries à l’hectare. Pour cela, c’est une étude de Cassidy et coll. (10) qui me servira de base.
  • Enfin, la dernière est de calculer la « capacité porteuse » d’un territoire donné. Ici, je vais utiliser une étude de Peters et coll. (11), qui s’intéresse (encore…) au cas des USA.

Approche différentielle : les « opportunity losses »

Dans leur étude, Shepon et coll. partent du postulat qu’étant donnée la mauvaise efficience des systèmes d’élevage, leur utilisation des terres représente une perte d’opportunité alimentaire (les fameuses « opportunity losses ») comparable aux pertes conventionnelles (gaspillage, péremption…). L’idée est donc d’estimer ces pertes d’opportunité et d’en comparer l’ampleur à celle des pertes conventionnelles, qui s’élèvent aux USA à environ un tiers de la production totale.

Le principe de l’étude est le suivant :

  • Pour chaque produit d’élevage (œufs, volaille, laitages, porc, bœuf), un régime alternatif est conçu en respectant les critères suivants :
    • Même quantité d’énergie et protéines
    • Teneur plus faible en graisses et cholestérol
    • Teneur plus élevée en une vingtaine de micronutriments
    • Masse totale ne dépassant pas 2 fois celle du produit remplacé
    • La masse de chaque composant ne doit pas excéder 50 g (pour assurer un régime varié)
  • Pour chaque denrée considérée (produit d’élevage ou composant du régime alternatif), les pertes conventionnelles du producteur au consommateur sont estimées.
  • Pour chaque produit d’élevage, les pertes d’opportunité sont calculées en estimant la quantité de nourriture supplémentaire (correspondant au régime alternatif) que l’on pourrait produire sur les terres arables utilisées.
  • À partir de ces données, et de la consommation moyenne annuelle de chaque produit d’élevage dans un régime américain moyen, le nombre de personnes additionnelles pouvant être nourries est évalué.

Le premier résultat obtenu concerne l’ampleur des pertes d’opportunité : elles sont estimées à 40 % pour les œufs, 50 % pour la volaille, 75 % pour le lait, 90 % pour le porc et 96 % pour le bœuf. C’est-à-dire qu’elles sont systématiquement supérieures aux pertes conventionnelles. En termes de nombre de personnes nourries, cela correspond – en remplaçant tous les produits d’origine animale – à un potentiel supplémentaire d’environ 350 millions de personnes (105 % de la population US) dont 163 millions pour le bœuf, 25 pour le lait, 19 pour le porc, 12 pour la volaille et 1 pour les œufs.

Bref, cela confirme que l’élevage n’exploite pas les terres arables de manière efficiente. Attention cependant à ne pas sortir ces chiffres de leur contexte : ils sont spécifiques aux USA et ne sont pas applicables tels quels à la France. C’est particulièrement le cas pour le bœuf qui repose énormément aux États-Unis sur la production céréalière (notamment via le système des feedlots), ce qui est moins vrai en France. Étant donné l’ampleur des pertes observées ici, on peut supposer que la situation en France ne serait pas positive non plus, mais les chiffres seraient sûrement différents.

Approche absolue : le nombre de personnes nourries à l’hectare

Dans leur étude, Cassidy et coll. proposent de redéfinir la notion de rendement agricole : plutôt que d’utiliser les classiques tonnes à l’hectare, ils pensent qu’il serait plus cohérent de calculer les rendements en termes de personnes nourries à l’hectare.

Le principe est le suivant :

  • Les rendements classiques (t/ha) de 41 types de cultures (représentant plus de 90 % de la production calorique dans le monde) sont estimés sur la période 1997-2003, sur une grille de 5′ de latitude par 5′ de longitude (9x9km à l’Équateur).
  • Le tout est converti en nombre de personnes nourries à l’hectare à l’aide de données sur la teneur calorique des différentes cultures et en prenant en compte un apport moyen de 2700 kcal/jour par personne.
  • Pour chaque pays et chaque type de culture, les cultures sont allouées à différentes utilisations suivant des données de la même époque :
    • Consommation directe (67 % du total en masse)
    • Élevage (24 % du total en masse)
    • Usages industriels (9 % du total en masse)
  • Quand les productions sont allouées à l’élevage, le rapport calories sortantes/calories entrantes est estimé à partir de données d’efficience brute en masse, de part consommable dans un animal, et de teneur calorique de la carcasse.
critical_vegan_allocation_cultures
critical_vegan_personnes_nourries_hectare

Les tableaux ci-dessus détaillent respectivement l’allocation des cultures et le nombre de personnes nourries à l’hectare pour l’Inde, la Chine, les U.S.A, le Brésil et le monde. Il est intéressant de noter que l’allocation des ressources agricoles est très variable d’un pays à l’autre : là où l’Inde n’alloue que 6 % de sa production (en calories) à l’élevage, les U.S.A y allouent plus de 67 % de leur production.

Encore plus intéressant est de noter l’écart de rendement dans ces deux pays : à partir des calories produites, les U.S.A pourraient nourrir 2,5 x plus de personnes à l’hectare que l’Inde. Mais après être passés par la case élevage (les proportions allouées à d’autres utilisations étant similaires), ils finissent par nourrir 0,5 personne en moins. Le rendement est divisé par quasiment 3. Le Brésil est dans une situation similaire. À l’échelle mondiale, c’est 40 % du potentiel qui est perdu pour l’élevage et les usages industriels. Sur les 36 % alloués à l’élevage, Cassidy et coll. estiment que 89 % sont perdus : au final, 32 % des calories initialement produites sont gaspillées lors de leur transformation par l’élevage. Avec les 9 % utilisés pour d’autres applications, c’est au total 41 % qui sont perdus.

cartes_rendements_cassidy_et_al

Pour conclure, les deux cartes ci-dessus (désolé pour l’anglais) représentent les rendements avant (en haut) et après (en bas) allocation des productions : on voit que les pays présentant le plus gros écart sont les pays industrialisés, en particulier les États-Unis et l’Europe. La France ne fait pas exception.

Bon bien sûr il faut prendre un peu de recul sur ces chiffres : le fait de nourrir une personne n’a été envisagé qu’à travers un apport en calories, ce qui est loin de garantir un régime équilibré. De plus, le gaspillage alimentaire n’est pas pris en compte. On obtiendrait probablement des résultats assez différents avec ces deux facteurs.

La capacité porteuse

Tout d’abord, commençons par définir le terme : la capacité porteuse correspond au nombre de personnes que l’on peut nourrir à partir d’un territoire donné. Elle est fonction de nombreux paramètres : étendue du territoire, qualité des sols, techniques agricoles, régimes alimentaires… C’est justement à ce dernier paramètre que s’intéressent Peters et coll. dans leur étude.

Le principe est assez simple. Les auteurs prennent en compte 10 régimes alimentaires différents, décrits dans le tableau ci-dessous.

critical_vegan_desc_regime_peters_et_al

Pour chaque régime, la capacité porteuse est évaluée comme suit :

  • Tout d’abord, les besoins en nourriture pour chaque type d’aliment sont évalués en prenant en compte la quantité consommée, les pertes, les processus de transformation, etc.
  • À partir de ces données, les besoins en terres sont déduits en utilisant des données de rendements agricoles. Pour les produits de l’élevage, l’efficience et la composition des rations sont prises en compte.
  • Enfin, la capacité porteuse est calculée en comparant les besoins en terres aux surfaces effectivement disponibles.

Les résultats sont présentés sur la figure ci-dessous :

capacite_porteuse_peters_et_al

On peut observer plusieurs choses intéressantes sur ce graphique. Tout d’abord, avec une population d’environ 330 millions de personnes, les États-Unis ont de la marge quand il s’agit de nourrir plus de monde : le scénario le plus efficient peut nourrir deux fois plus de monde que le scénario actuel. Ensuite, on voit que la capacité porteuse augmente au fur et à mesure qu’on supprime les produits de l’élevage, et en particulier la viande, ce qui semble en confirmer une fois de plus leur inefficience.

Mais il y a quand même quelque chose de particulièrement étonnant sur ce graphique : bien qu’il permette de nourrir 83 % de personnes en plus que le scénario référence, le régime végane se retrouve moins bien placé que le scénario où 40 % de la population suit un régime omnivore. Pourtant on a vu jusqu’ici que c’est le régime qui demande le moins de terres, ce qui est d’ailleurs confirmé dans cette étude… Comment donc expliquer ce résultat ?

Cela s’explique par un paramètre que j’ai volontairement (fallait pas spoiler !) passé sous silence jusqu’ici : la qualité des sols. En effet, l’étude classe les sols dans 3 catégories suivant l’utilisation qui peut en être faite :

  • Les terres uniquement utilisables en pâturage : 69 % du total
  • Les terres arables utilisables pour la production directe d’aliments : 22 % du total
  • Les terres arables uniquement utilisables pour la production de fourrages : 9 % du total

La première catégorie correspond à des terres considérées non arables : prairies permanentes, forêts pâturées, etc. Les deux suivantes correspondent aux terres arables, qu’elles soient déjà utilisées en culture ou en pâturage. La séparation en deux catégories sert à refléter le fait que l’intégralité de ces terres ne peut pas être utilisée pour des productions intensives sur une même année. La répartition dans ces deux catégories a été basée sur le pourcentage actuel de terres cultivables effectivement cultivées : 73 %.

On comprend alors aisément pourquoi le régime végane se retrouve à nourrir moins de personnes que les autres : n’ayant pas du tout recours à l’élevage, il ne peut exploiter que 22 % des terres disponibles, là où le scénario de base en utilise 100 %. Forcément, c’est un peu limitant. Attention, cela ne veut pas pour autant dire qu’il est le seul à ne pas utiliser toutes les terres disponibles : le scénario le plus performant (LAC) n’utilise par exemple que la moitié des terres arables dédiées au fourrage en plus de celles dédiées aux cultures.

Alors bien sûr, cette répartition des terres est discutable : tout dépend de ce que l’on considère cultivable ou non. Les critères peuvent être nombreux : économiques, pratiques, etc. À titre d’exemple, Mottet et coll. (5) utilisent pour discriminer entre terres cultivables ou non un seuil de 25 % sur le ratio entre rendement actuel et rendement potentiel et déterminent qu’environ 1/3 des pâturages seraient cultivables. Les résultats seraient ici sûrement très différents avec une telle méthode de répartition.

D’ailleurs, Peters et coll. effectuent eux-mêmes une étude de sensibilité sur le ratio entre terres arables dédiées aux cultures et aux fourrages. Les résultats en sont présentés sur la figure suivante, avec le ratio en abscisse et la capacité porteuse en ordonnée (encore une fois, désolé pour l’anglais).

sensibilite_peters_et_al

On peut voir deux choses sur ce graphe. Tout d’abord, ce ratio a un impact important sur la capacité porteuse de tous les régimes. Rien d’étonnant à cela puisque faire varier ce ratio revient à augmenter ou diminuer la proportion des terres les plus productives. Ensuite, on remarque que tous les régimes — à part le végane — atteignent un plateau : cela correspond au moment où la production est limitée par la disponibilité d’un autre type de terres. Forcément, le régime végane n’a pas de plateau puisqu’il ne repose que sur des terres cultivables : il finit donc par dépasser tous les autres quand 92 % des terres arables sont effectivement cultivées.

Bref, il est clair que le résultat est très sensible aux hypothèses quant à la qualité des terres et qu’il faut donc le prendre avec des pincettes, mais ce n’est pas vraiment ce qui m’intéresse ici. Ce qui m’intéresse est que cette analyse nous apporte une information qu’on avait ignorée jusqu’ici : bien qu’il requière beaucoup de terres, l’élevage a la capacité d’exploiter des sols difficilement cultivables. C’est une propriété qui peut être intéressante du point de vue de la sécurité alimentaire, notamment dans des régions du monde où les terres sont de mauvaise qualité.

Cette donnée éclaire aussi les résultats d’utilisation des terres étudiés un peu plus tôt d’un nouveau jour : bien que l’élevage utilise globalement plus de terres que les végétaux, ces terres n’entrent pas forcément directement en concurrence avec la production directe d’aliments pour l’humain. Du point de vue de la sécurité alimentaire, il serait donc cohérent de prendre en compte cet écart de qualité des sols quand on compare les deux.

Élevage et ressources non valorisables

L’efficience d’exploitation des sols : le « LUR »

Prendre en compte l’écart de qualité des sols, c’est exactement ce que nous proposent Van Zanten et coll. (12) à travers un nouvel indicateur : le LUR pour « Land Use Ratio ». Il s’agit en fait d’une mesure d’efficience d’utilisation des sols, calculée sur modèle similaire à l’efficience nette que j’ai présenté dans mon article sur le sujet. Les chercheurs partent ici des défauts des indicateurs qu’on a pu étudier précédemment :

  • L’efficience brute ne prend pas en compte le fait que certains aliments de la ration d’un animal seraient mieux valorisés en consommation directe. Son optimisation a donc tendance à faire augmenter la part d’aliments consommables dans la ration.
  • L’efficience nette, comme je l’avais remarqué, ne prend pas en compte que même des aliments non consommables directement peuvent être produits sur des sols qui pourraient produire des aliments consommables directement.
  • L’indicateur d’utilisation des sols ne prend en compte ni la valorisation de sous-produits agricoles ni l’utilisation de terres impropres à la culture.

Ils proposent donc ce nouvel indicateur, qui est dans les faits très semblable à l’efficience nette : simplement, au lieu de s’arrêter aux composants de la ration, il remonte jusqu’aux terres utilisées pour en déduire la valeur nutritive maximale de ce qui pourrait être produit dessus. L’indicateur consiste alors « simplement » à faire le ratio entre cette valeur et la valeur nutritive des produits de l’élevage.

Dans les faits, cette efficience d’exploitation des sols est calculée en quatre étapes :

  • La première consiste, pour un système d’élevage donné, à identifier les surfaces nécessaires pour la culture des intrants : il s’agit donc d’identifier la provenance de chaque composant de la ration puis d’en déduire la surface nécessaire à l’aide des données de rendement.
  • La seconde consiste à déterminer si cette surface est adaptée à la culture d’alimentation humaine : pour cela, on détermine à partir de données de la FAO si cette surface est propice à la culture de différentes plantes.
  • Ensuite, pour chaque plante ayant été identifiée comme cultivable, on détermine la valeur nutritive obtenue en la cultivant et l’on retient celle présentant la plus élevée.
  • Finalement, on calcule la valeur nutritive du produit sortant du système d’élevage (lait, viande, œufs…) et l’on fait le ratio entre les deux.

Le calcul peut être fait pour différents apports : énergie, protéines, lipides… À noter que le calcul est fait dans le sens inverse de celui de l’efficience nette : on calcule le ratio des intrants sur les sortants, et non l’inverse. Contrairement à l’efficience nette, une valeur supérieure à 1 indiquera donc que le système n’est pas efficient.

Bon, maintenant que je vous ai écrit tout un pavé pour vous présenter cet indicateur, je vous annonce la mauvaise nouvelle : cet indicateur étant récent et assez lourd à calculer, je n’ai trouvé en tout que deux études l’utilisant… dont celle qui le définit. La seconde est une étude de Tichenor et coll. (13).

Cette dernière s’intéresse à la production de bœuf aux États-Unis, et les résultats ne sont pas très bons : l’efficience en protéine va de 3,4 pour une vache laitière à 52,9 pour une vache à viande nourrie à l’herbe. En termes d’énergie, cela va de 6,5 à… 127,6. Rien de bien étonnant à cela : les rations des systèmes considérés proviennent quasi intégralement de terres arables.

Les résultats de la première étude sont plus intéressants, car ils détaillent aussi l’efficience nette (nommée PCR pour « Protein Conversion Ratio ») et permettent donc de comparer les deux indicateurs. 3 systèmes d’élevage sont considérés : un système de poules pondeuses et 2 systèmes laitiers élevés sur des sols différents (sablonneux dans le premier cas, tourbeux dans le second). En voilà les résultats :

critical_vegan_comparaison_efficiences_van_zanten

On y voit deux choses intéressantes : tout d’abord, les résultats en termes de LUR sont moins bons que ceux en termes de PCR, ce qui est plutôt logique étant donné la construction de ces deux indicateurs. Là où l’efficience nette se base sur la production actuelle issue des terres utilisées, le LUR la maximise. Forcément, on obtient donc une moins bonne efficience avec le second qu’avec le premier. Mais ce qui est vraiment intéressant, c’est de voir l’écart entre les deux systèmes laitiers : avec le PCR, les deux apparaissent efficients. Avec le LUR, le système sur sol tourbeux devient un peu moins efficient, mais surtout celui sur sol sablonneux devient aussi inefficient que la production d’œufs. Cet écart tient à la nature des sols : les sols tourbeux sont considérés inadaptés à la culture, alors que ce n’est pas le cas des sols sablonneux.

Cela confirme donc bien l’importance de prendre en compte la qualité des sols quand on s’intéresse à la contribution d’un système d’élevage à la sécurité alimentaire. Cela confirme également qu’un système d’élevage peut bel et bien avoir un impact positif sur la sécurité alimentaire s’il exploite des ressources (sols et sous-produits) non valorisables directement en alimentation humaine.

Quelle place pour l’élevage ?

Ce constat a mené certains chercheurs à proposer que l’élevage pourrait avoir un impact positif sur la sécurité alimentaire à condition de le limiter à un niveau qui n’induit aucune compétition avec l’alimentation humaine sur l’utilisation des sols. L’idée est donc de le circonscrire à l’utilisation des résidus de culture non valorisables et à l’exploitation de terres non arables.

C’est par exemple ce qu’ont fait Schader et coll. (14) en modélisant l’impact d’un tel scénario à l’horizon 2050, comparé à la situation courante et à un scénario référence correspondant aux projections de la FAO sur la demande en nourriture et l’évolution des pratiques agricoles à ce même horizon. La surface de pâturages exploitée est la même dans les 3 scénarios.

Il en résulte une réduction de 22 % de la surface de terres arables exploitées par rapport à la situation actuelle, là où le scénario référence conduit à une augmentation de 6 %. Cette baisse est associée à une baisse substantielle de consommation des produits de l’élevage : leur apport en protéine passe de 34 % actuellement à 11 % dans le scénario envisagé (environ -70 %) et de 15 % à 5 % en termes d’énergie (-66 %).

Dans une autre étude, Van Kernebeek et coll. (15) modélisent la production agricole aux Pays-Bas en faisant varier 2 paramètres : le nombre d’habitants et la proportion de protéines dérivées de produits animaux dans l’alimentation.

Grossièrement, le modèle est conçu comme suit :

  • Il n’y a aucun échange avec l’étranger: toute la nourriture produite est consommée sur place, et inversement.
  • 5 types de cultures sont pris en compte: les céréales (blé), les tubercules
  • Il n’y a aucun échange avec l’étranger : toute la nourriture produite est consommée sur place, et inversement.
  • 5 types de cultures sont pris en compte : les céréales (blé), les tubercules (patate), les racines (betterave à sucre), les oléagineuses (colza) et les légumineuses (haricot brun). Pour chaque type, c’est l’espèce la plus cultivée actuellement aux Pays-Bas qui a été choisie.
  • Seuls 2 systèmes d’élevage sont considérés : un système porcin et un système laitier. Le premier ne peut être nourri qu’à partir de terres arables alors que le second peut utiliser des terres non arables. Ces deux systèmes ont été choisis, car ils représentent à l’heure actuelle le plus gros apport en protéines pour les monogastriques et ruminants respectivement.
  • Les pertes sont prises en compte, et 21 % de la perte pour les cultures est considérée allouable à l’élevage.
  • 3 types de sols sont considérés :
    • Sols argileux (46 % du total) : considérés arables
    • Sols sablonneux (42 % du total) : considérés arables, mais moins productifs
    • Sols tourbeux (12 % du total) : considérés non arables
  • Au fur et à mesure que la demande augmente, les sols sont utilisés du plus au moins productif : les sols argileux sont utilisés en premier, puis les sols sablonneux et enfin les sols tourbeux.

Vous l’aurez compris, c’est un modèle très théorique : à mon avis il ne faut donc pas s’intéresser tant aux chiffres bruts qu’aux tendances qui s’en dégagent.

Le graphique ci-dessous présente les résultats : pourcentage de produits animaux en abscisse, surface nécessaire en ordonnée. Les différentes courbes représentent différents niveaux de population (pour référence : 17,1 millions d’habitants actuellement).

utilisation_sols_van_Kernebeek_et_al

On peut voir que ces courbes sont légèrement décroissantes pour les faibles proportions de produits animaux, ce qui signifie que la quantité de terres nécessaires diminue au fur et à mesure que la consommation de produits animaux augmente. Ce comportement est explicable par le fait que dans cette zone de la courbe, les animaux ne sont nourris qu’à partir de co-produits de cultures qui sont perdus s’ils ne les consomment pas. Ils permettent donc de réintégrer ces produits dans l’offre alimentaire, ce qui permet au final de réduire la surface agricole nécessaire. La situation optimale est atteinte pour une part de 12 % de protéines animales. Pour comparaison, en France on tourne plutôt autour de 70 % (16) : la situation optimale correspond donc à une baisse d’au bas mot 80 % de la consommation de protéines animales (et je n’ai même pas pris en compte la baisse de l’apport total en protéine dans ce calcul).

Une fois cette valeur optimale dépassée, la surface nécessaire augmente très rapidement : cela traduit le fait que la quantité maximale de sous-produits disponibles étant déjà consommée, il devient nécessaire d’utiliser des terres pour faire pousser l’alimentation des animaux. Du coup, on peut quand même remarquer que le régime végane n’est certes pas le plus efficace, mais par rapport à un régime à 70 % de PA il ne parait quand même pas si loin de l’optimum…

Autre point intéressant : la taille de population la plus élevée possible est atteinte pour un régime contenant un taux de PA un peu plus élevé : environ 20 %. Cela traduit le fait que pour les tailles de population importantes, il devient nécessaire d’exploiter les sols tourbeux, qui ne peuvent être exploités que par l’élevage. Mécaniquement, la part optimale de protéines animales dans l’alimentation augmente. L’effet est encore plus marqué quand la proportion de terres non arables augmente : en passant de 12 à 40 %, c’est un régime à 44 % de PA qui permet de nourrir la plus grande population.

Au final, il y a à mon avis 2 choses à retenir de cette étude :

  • Bien qu’il demande beaucoup moins de terres que notre régime actuel, le régime végane n’est pas le plus efficace : un régime avec une faible part de protéines animales demanderait moins de terres si les animaux n’étaient nourris qu’à partir de co-produits de cultures.
  • Dans une situation où la population est élevée et les terres de mauvaise qualité, l’élevage peut devenir nécessaire. Bien sûr, il y a toujours la possibilité de recourir à l’import, mais faut-il encore que ce soit possible économiquement.

Mais surtout, il faut bien se rappeler que ces études font l’hypothèse que les animaux ne sont nourris qu’avec des résidus de cultures et du pâturage, ce qui ne correspond pas à la réalité de l’élevage actuellement. Ces conclusions reposent donc sur un éventuel changement de modèle d’élevage, et ne sont pas applicables telles quelles au modèle actuel : utiliser ces conclusions pour les appliquer à l’élevage tel que pratiqué aujourd’hui serait donc trompeur.

Conclusion

Bon, je pense qu’avec tout ça on a déjà plutôt bien balayé le sujet. Avant de conclure à proprement parler, résumons donc un peu ce qu’on a vu : tout d’abord en regardant l’utilisation des sols de manière brute, il ressort que les produits de l’élevage en nécessitent une grande quantité en comparaison des végétaux. Cela se traduit directement quand on compare différents régimes alimentaires : globalement, plus la part de produits animaux diminue, plus l’utilisation des terres diminue. Le régime végane semble alors à première vue le plus efficace.

Quand on cherche à l’inverse à estimer le nombre de personnes nourries à partir d’une surface agricole donnée, il devient assez évident que nos régimes actuels contribuent à un immense gaspillage de ressources. La situation est variable suivant les pays : les deux études portant sur les USA nous montrent que ce pays pourrait nourrir plus de deux fois sa population si sa production agricole n’était pas en grande partie destinée à l’élevage. La cartographie de Cassidy et coll. nous montre, elle, que le problème semble particulièrement prononcé dans les pays industrialisés.

Cependant, l’étude de Peters et al. nous a aussi rappelé que du point de vue de la sécurité alimentaire, la quantité de sols n’est pas le seul facteur: la qualité est aussi importante et l’élevage peut permettre d’exploiter des sols peu productifs. Comparer simplement l’utilisation des sols comme on l’a fait au début n’est donc pas suffisant: Van Zanten et al. nous proposent alors un outils qui parait plus pertinent pour évaluer la contribution d’un système d’élevage. Il en ressort que pour que l’élevage ait un impact positif, il faut qu’il n’entre pas en compétition avec l’alimentation humaine sur l’utilisation des sols.

Schader et coll. utilisent alors cette idée pour suggérer de circonscrire l’élevage à l’utilisation de terres non arables et de sous-produits agricoles. Leur étude montre qu’appliquer une telle stratégie pourrait permettre de réduire d’environ 20 % la surface de terres arables actuelles, mais cela est tout de même associé à une baisse d’environ 70 % de la part de protéines animales dans notre alimentation. Van Kernebeek et coll. utilisent eux un modèle théorique pour estimer la part optimale de protéines animales dans l’alimentation : il en ressort qu’un régime contenant une faible part de protéines animales peut nécessiter légèrement moins de terres qu’un régime végane. Ceci dit, dans les deux cas, l’écart par rapport à nos régimes actuels est très important.

Que conclure de tout ça ? Tout d’abord, il semble plutôt évident en s’intéressant à l’utilisation des terres que nos régimes occidentaux actuels constituent bel et bien un énorme gaspillage de ressources. De manière générale, utiliser des terres arables pour l’élevage est un non-sens du point de vue de la sécurité alimentaire. Ce gaspillage entraîne de plus des dégâts écologiques majeurs : déforestation, perte de biodiversité, érosion des sols… (17)

Ceci étant établi, on peut tout de même apporter quelques nuances : tout d’abord, l’élevage peut, par sa capacité à valoriser des terres peu productives, avoir un rôle important dans la sécurité alimentaire de certaines régions du monde, en particulier quand leur situation économique ne leur permet pas de recourir à l’import.Ceci étant établi, on peut tout de même apporter quelques nuances : tout d’abord, l’élevage peut, par sa capacité à valoriser des terres peu productives, avoir un rôle important dans la sécurité alimentaire de certaines régions du monde, en particulier quand leur situation économique ne leur permet pas de recourir à l’import. Mais là, on n’apprend pas grand-chose : je ne connais pas masse d’animalistes défendant l’idée d’imposer le véganisme en l’état dans de telles régions.

En revanche, il pourrait être tentant pour un animaliste de s’imaginer que le régime végane serait LE plus efficace pour minimiser l’utilisation des terres. Il semble pourtant que ce ne soit pas le cas : utiliser l’élevage pour réintroduire une partie des sous-produits agricoles dans l’offre alimentaire peut permettre de réduire légèrement la surface agricole nécessaire. Cette stratégie est tout de même associée à une réduction assez drastique de la part de produits animaux dans notre alimentation. Et vis-à-vis de la situation actuelle, un régime végane reste tout de même une bien meilleure alternative.

Finalement, que tirer de tout ça dans une optique abolitionniste ? Le constat ne change pas particulièrement par rapport à mon article précédent : l’argument de l’efficience de l’élevage permet de soutenir une réduction drastique de notre consommation de produits animaux, mais pas vraiment une abolition totale. Cela ne veut pas dire qu’il n’a aucune valeur : c’est au contraire un excellent support à l’argument éthique, et il permet de faire appel à des sensibilités différentes. Simplement, il n’est pas suffisant à lui seul (en tout cas sur un plan politique) : à mon avis, il n’y a aucun intérêt à l’exagérer. Il peut déjà être très utile ainsi, et essayer de lui faire dire plus que ce qu’il ne peut risquerait plus de nous décrédibiliser qu’autre chose.

Je vais tout de même finir en soulignant deux limites (en plus de celles, volontaires, évoquées en introduction) qui m’apparaissent dans mon analyse : tout d’abord, je n’ai considéré que les contributions directes de l’élevage à la sécurité alimentaire. On pourrait m’opposer qu’il a aussi une contribution indirecte : par exemple en fournissant des fertilisants. C’est un point qu’il faudrait analyser pour vérifier si ma conclusion résiste ou non à cette objection. Ensuite, je n’ai malheureusement pas trouvé d’étude s’intéressant spécifiquement au cas de la France : mon analyse dresse plus un tableau de la situation globale dans les pays développés. Il serait intéressant d’avoir plus de données sur la France, pour voir comment elle se compare au reste de ces pays.

Références

1.            ALEXANDRATOS, Nikos and BRUINSMA, Jelle.  World agriculture towards 2030/2050:’ ‘ the 2012 revision. FAO, 2012.

2.            TILMAN, David, BALZER, Christian, HILL, Jason and BEFORT, Belinda L. Global food demand and the sustainable intensification of agriculture. Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America. 13 December 2011. Vol. 108, n° 50, pp. 20260-20264. DOI 10.1073/pnas.1116437108.

3.            NIJDAM, Durk, ROOD, Trudy and WESTHOEK, Henk. The price of protein: Review of land use and carbon footprints from life cycle assessments of animal food products and their substitutes. Food policy. December 2012. Vol. 37, n° 6, pp. 760-770. DOI 10.1016/j.foodpol.2012.08.002.

4.            DE VRIES, M and DE BOER, I J M. Comparing environmental impacts for livestock products: A review of life cycle assessments. Livestock science. March 2010. Vol. 128, n° 1-3, pp. 1-11. DOI 10.1016/j.livsci.2009.11.007.

5.            MOTTET, Anne, DE HAAN, Cees, FALCUCCI, Alessandra, TEMPIO, Giuseppe, OPIO, Carolyn and GERBER, Pierre. Livestock: On our plates or eating at our table? A new analysis of the feed/food debate. Global food security. September 2017. Vol. 14, pp. 1-8. DOI 10.1016/j.gfs.2017.01.001.

6.            Land Use – Our World in Data. [en ligne]. [Consulté le 23 Mars 2020]. Disponible à l’adresse : https://ourworldindata.org/land-use

7.            HALLSTRÖM, E, CARLSSON-KANYAMA, A and BÖRJESSON, P. Environmental impact of dietary change: a systematic review. Journal of Cleaner Production. March 2015. Vol. 91, pp. 1-11. DOI 10.1016/j.jclepro.2014.12.008.

8.            ALEKSANDROWICZ, Lukasz, GREEN, Rosemary, JOY, Edward J M, SMITH, Pete and HAINES, Andy. The impacts of dietary change on greenhouse gas emissions, land use, water use, and health: A systematic review. Plos One. 3 November 2016. Vol. 11, n° 11, pp. e0165797. DOI 10.1371/journal.pone.0165797.

9.            SHEPON, Alon, ESHEL, Gidon, NOOR, Elad and MILO, Ron. The opportunity cost of animal based diets exceeds all food losses. Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America. 10 April 2018. Vol. 115, n° 15, pp. 3804-3809. DOI 10.1073/pnas.1713820115.

10.         CASSIDY, E S, WEST, P C, GERBER, J S and FOLEY, J A. Redefining agricultural yields: from tonnes to people nourished per hectare. Environmental research letters : ERL [Web site]. 1 September 2013. Vol. 8, n° 3, pp. 034015. DOI 10.1088/1748-9326/8/3/034015.

11.         PETERS, Christian J., PICARDY, Jamie, DARROUZET-NARDI, Amelia F., WILKINS, Jennifer L., GRIFFIN, Timothy S. and FICK, Gary W. Carrying capacity of U.S. agricultural land: Ten diet scenarios. Elementa: Science of the Anthropocene. 22 July 2016. Vol. 4, pp. 000116. DOI 10.12952/journal.elementa.000116.

12.         VAN ZANTEN, Hannah H. E., MOLLENHORST, Herman, KLOOTWIJK, Cindy W., VAN MIDDELAAR, Corina E. and DE BOER, Imke J. M. Global food supply: land use efficiency of livestock systems. The International Journal of Life Cycle Assessment. May 2016. Vol. 21, n° 5, pp. 747-758. DOI 10.1007/s11367-015-0944-1.

13.         TICHENOR, Nicole E., VAN ZANTEN, Hannah H.E., DE BOER, Imke J.M., PETERS, Christian J., MCCARTHY, Ashley C. and GRIFFIN, Timothy S. Land use efficiency of beef systems in the Northeastern USA from a food supply perspective. Agricultural systems. September 2017. Vol. 156, pp. 34-42. DOI 10.1016/j.agsy.2017.05.011.

14.         SCHADER, Christian, MULLER, Adrian, SCIALABBA, Nadia El-Hage, HECHT, Judith, ISENSEE, Anne, ERB, Karl-Heinz, SMITH, Pete, MAKKAR, Harinder P S, KLOCKE, Peter, LEIBER, Florian, SCHWEGLER, Patrizia, STOLZE, Matthias and NIGGLI, Urs. Impacts of feeding less food-competing feedstuffs to livestock on global food system sustainability. Journal of the Royal Society, Interface. 6 December 2015. Vol. 12, n° 113, pp. 20150891. DOI 10.1098/rsif.2015.0891.

15.         VAN KERNEBEEK, Heleen R. J., OOSTING, Simon J., VAN ITTERSUM, Martin K., BIKKER, Paul and DE BOER, Imke J. M. Saving land to feed a growing population: consequences for consumption of crop and livestock products. The International Journal of Life Cycle Assessment. May 2016. Vol. 21, n° 5, pp. 677-687. DOI 10.1007/s11367-015-0923-6.

16.         Baisse de la consommation de protéines animale. [en ligne]. [Consulté le 23 Mars 2020]. Disponible à l’adresse : https://agriculture.gouv.fr/telecharger/84188?token=772aca6eddf4a4cc95a333c3d1a434a1

17.         Comment enrayer l’érosion continue de la biodiversité ? | IDDRI. [en ligne]. [Consulté le 23 Mars 2020]. Disponible à l’adresse : https://www.iddri.org/fr/publications-et-evenements/decryptage/comment-enrayer-lerosion-continue-de-la-biodiversite

(10 commentaires)

  1. Merci pour cet article, encore une fois d’excellente qualité!

    J’ai une question : dans le débat carnistes/végans, quand on en vient à mettre en avant l’efficacité en terme de sécurité alimentaire des pâturages, il est courant d’entendre que certes l’élevage paysan peut être efficace en matière d’alimentation, mais que si on délassait l’usage alimentaire des terres uniquement pâturables, celles-ci seraient soit pas complétement inutiles, soit également utiles, soit carrément plus utiles à condition qu’on les reforeste/réensauvage. Je suis désolé pour la formulation biscornue, mais je pense que tu sais à quoi je fais référence. En gros, il serait soit non dommageable soit avantageux de délaisser l’usage de l’élevage pour la sécurité alimentaire en vertu de la sécurité écologique.

    Quand penses-tu de cet argument ? Est-il de bonne ou de mauvaise fois ? As-tu lu des études intéressantes sur le sujet ? As-tu pensé l’intention d’en faire un article ?

    Je sais que ce n’est pas le sujet de l’article, mais lors des débats, tous les sujets ont tendance à se mélanger.

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    1. Salut Rémi! Oui je pense voir de quoi tu parles. Tu fais référence à l’argument de prairie = puits de carbone + réserve de biodiversité c’est ça?

      Si c’est bien ça, je n’ai pas encore spécialement creusé le sujet donc je ne sais pas dire si répondre qu’une prairie non pâturée serait au moins aussi utile est juste. En revanche j’ai dans l’idée de creuser un peu la chose, sur l’aspect « puits de carbone » dans un premier temps. J’en ferai un article si je trouve assez de matière, mais je ne sais vraiment pas quand.

      Ceci dit, si on accepte que le pâturage a effectivement un rôle écologique important, il ne me parait a priori pas insensé de dire que ce rôle pourrait tout à fait être assuré par des animaux sauvages plutôt que domestiques. Voire même par des animaux domestiques utilisés dans ce seul but. Ici la problématique est plus sur le plan de la mise en oeuvre.

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      1. Bonjour Nicolas,
        Merci pour cet article très détaillé encore une fois, c’est tellement intéressant ! Merci également pour tout votre travail, c’est salutaire.
        Concernant les prairies et puits de carbone, voici une petite vidéo explicative très intéressante à mon avis:

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  2. Une prairie non pâturée, donc laissée à elle-même, va d’abord s’embroussailler et évoluer vers un écosystème forestier, sauf si elle est située au-dessus de la limite des arbres en altitude (pelouses et landes alpines) ou dans les régions froides ou trop sèches ou bien encore s’il s’agit de landes sur types de sols défavorables à l’installation d’arbres. Mais dans les régions de climats tempérés comme ceux qui concernent les pays dits développés, c’est l’évolution vers des boisements qui est le cas le plus général.

    Non, sans élevage, pas de prairies pérennes pour des raisons écologiques et économiques. Vous semblez en effet oublier deux choses : ces prairies ont des propriétaires (Qui les leur rachètera sur quels fonds?) et il les entretiennent, ne serait-ce qu’en éliminant les « refus » (chardons, ronces, prunelliers, genévriers) qui envahiraient la pâture, premier stade à une évolution vers un boisement, aucun troupeau domestique ou sauvage ne peut stopper cette évolution .

    Vos analyses sur ces questions que je qualifierais, faute de mieux, de « factuelles » sont honnêtes et contrastent fortement et agréablement avec la littérature que l’on trouve d’ordinaire sur les sites végans. Cela dit, je trouve que vous avez bien de la constance pour vous « farcir » toutes ces études dont les résultats sont aussi incertains que leur méthodologie est douteuse, qu’elles aillent dans le sens d’une paroisse ou d’une autre. Une seule chose est certaine : nourrir des ruminants avec des légumineuses et des céréales est aussi aberrant que de les nourrir avec des farines animales. Pire peut-être : au moins dans le cas des farines animales, c’était de la récup. En les remplaçant par des légumineuses et des céréales, à l’aberration physiologique, on ajoute une aberration écologique : un gaspillage de terres arables (et d’eau avec les cultures de maïs dans notre douce France. Cf. Sivens et les batailles de l’eau qui s’annoncent).

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